[ Droit à l'avortement, suite ] Interruption volontaire de discernement
En France, la classe politique et médiatique s'est empressée d'agiter le chiffon rouge d'un droit à l'avortement menacé. Façon écran de fumée.
Après avoir pris en main les députés sur les questions du climat et de la biodiversité, il serait peut-être de bon ton de former a minima les parlementaires aux questions constitutionnelles, de droit et de lois... Cela leur éviterait de se ridiculiser en public et dans les grandes largeurs.
"Vendredi 24 juin 2022 : jour funeste pour les droits des femmes, aux États-Unis et dans le monde entier. Il s’agit du jour où la Cour suprême américaine a décidé de révoquer sa célèbre jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacrait au niveau fédéral le droit à l’avortement pour les femmes américaines dans tous les États du pays”, s'émeut à retardement la délégation aux droits des femmes du Sénat dans un communiqué de presse publié ce 27 juin. On hésite entre réaction primaire et un tantinet épidermique – on hésitera moins sur l’aspect politique de tels hurlements.
“ Pour Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes : « cette remise en cause d’un droit acquis par les femmes américaines il y a près de cinquante ans témoigne de la montée en puissance des courants conservateurs antidémocratiques aux États-Unis comme ailleurs dans le monde ».
Annick Billon estime également que ce revirement historique plaide pour une constitutionnalisation du droit à l’avortement dans notre pays ”.
Succinct. Et pour le moins limité, serait-on tenté de commenter. Et qui témoigne, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus inquiétant, d’une profonde méconnaissance des mécanismes juridiques, aux USA mais aussi et surtout en France, combiné à une lecture pour le moins orientée de la décision Dobbs rendue le 24 juin et qui met en émoi la quasi totalité de la classe politique et médiatique (les deux vont assez ensemble) française.
Car, faut-il le répéter, la Cour ne s’est pas prononcée sur le fond, pas plus sur le droit à l’avortement que le droit à la vie même si elle a sans conteste fait sauter un verrou et ouvert une porte sur une potentielle régression des droits des femmes dans certains Etats. Elle a surtout signifié qu’elle ne trouvait pas dans la Constitution fédérale une disposition relative à l’avortement. Bref, puisque la Constitution ne dit rien, c’est aux Etats de décider, a signifié la Cour suprême, car ce sont eux qui créent le droit commun.
« La Cour a mis fin à une jurisprudence de près de cinquante ans dont la crédibilité intellectuelle était d'une faiblesse connue depuis l’origine », résume dans Le Figaro François Henri-Briard, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation et fondateur, en 1993, de l’institut Vergennes, aux côtés du juge à la Cour suprême feu Antonin Scalia.
La Cour suprême renvoie, faute de dispositions prise par le Congrès – en l’absence de majorité, l’adoption d’une loi en ce sens en mai dernier a capoté – la question où elle réside : dans chacun des Etats, qui disposent de leurs propres parlements et de leur propres cours suprêmes.
Effet immédiat aux USA mais aussi en France : les ateliers gommette et le coloriage de cartes ont repris dans les médias au fur et à mesure que certains Etats adoptaient des législations anti-avortement. Après les cartes barbouillées de rouge-Covid, les cartes rouge-canicule, place aux cartes rouge-IVG. A cette notable approximation près que l’IVG n’est contrairement à ce que beaucoup de médias affirment, pas strictement interdit puisqu’il existe toujours les autorisations à caractère médical. Mais on ne va pas chipoter…
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En France, un peu de la même façon, le Conseil constitutionnel est toujours resté en retrait sur ces sujets sociétaux, ne possédant pas de pouvoir d’appréciation en la matière, qui est l’apagnage du Parlement.
Alors, graver dans le marbre de la Constitution tel un mantra, qui permettrait soit dit en passant de faire oublier tout le reste – comme par exemple l’état déplorable des maternités en France qui, en matière de moyens, le dispute presque aux urgences – est certes plein de bonnes intentions. Intentions qui relèvent du symbole non contentes d’être très politiciennes. Sans parler de l’argutie juridique.
D’abord parce que, contrairement aux USA, le droit à l’avortement est en France consacré, et bien consacré, dans la loi depuis 1975. Une loi – la loi Veil – complétée neuf fois pour faciliter l’accès à l’IVG, rappelle Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans Le Club des juristes.
Ensuite parce qu’en matière de révision constitutionnelle, ce n’est pas gagné. En 2015, le projet de François Hollande d’inscrire l’état d’urgence et la déchéance de nationalité dans la Constitution suite aux attentats du 13 novembre avait achoppé sur l’absence d’accord entre les deux chambres. Rebelote en 2021. Il y a un an, la préservation de l’environnement, proposition de la convention citoyenne pour le climat, ne passait pas les débats parlementaires.
Et puis, certains, en tête desquels Aurore Bergé, ont manifestement la mémoire courte. En 2018, un projet de loi constitutionnelle présenté par les socialistes avec l’appui des Insoumis visait, tenez donc, à introduire dans la Constitution un article sacrant le droit à l’avortement. Projet auquel s’était opposé… le gouvernement et les députés LREM avec force convictions.
« Les droits des femmes à l’égard de la contraception et de l’avortement sont aujourd’hui extrêmement bien assurés dans notre pays », arguait Yaël Braun-Pivet, hier présidente de la commission des lois de l'Assemblée nationale, aujourd’hui secrétaire d’Etat à l’Outre-mer et candidate au perchoir. « A mon sens, il n’est nul besoin de brandir des peurs relatives à ce qui se passe dans d’autres pays pour estimer que ces droits seraient menacés dans le nôtre. Ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Rien ne vous permet de l’affirmer ».
En quatre ans, difficile d’arguer que le contexte, et la montée de l’extrême droite (comme si on la découvrait maintenant) induise une telle levée, préventive, de boucliers. Si le débat fait depuis plus de 50 ans rage aux USA, entre les pro-life et les pro-choice – qui plus est en ce moment sur fond d’élections de mid-terms qui risquent fort de se traduire par une défaite cuisante des démocrates plutôt en faveur de l’avortement– agiter en France le spectre d’un droit potentiellement menacé fleure l’opportunisme politique délétère. D’autant qu’au Rassemblement national, son président Jordan Bardella a écarté toute remise en cause de la loi Veil, « acquis à protéger ».
Pour le consensus autour de l’inscription de l’IVG dans la Constitution, c’est raté. Et ce n’est ni la Nupes, ni le RN qui portent le fer. Mais François Bayrou, le président du MoDem, composante de la majorité à l’Assemblée nationale.