[ Vu de Suisse ] "On ne fait pas du transport par câble partout !"
Alors que, après l'échec du Funiflaine, la contestation monte autour du projet de téléphérique urbain à Grenoble, regards croisés avec ce qui se fait en Suisse.
En Suisse, le transport par câble ne date pas d’hier. Le câble quadrille le pays depuis les années cinquante. Pas comme simple remontée mécanique touristique, apte à ne seulement desservir les pistes de ski, mais comme mode de transport public. Alors qu’en France, certains projets voient assez brillamment le jour comme à Toulouse, d’autres comme à Flaine, passablement mal-emmanchés, sont stoppés en plein élan.
Alors que le projet de téléphérique urbain aux portes de Grenoble voit monter la contestation autour de son tracé, regards vers ce qui se fait dans la Confédération helvétique avec Gilles Délèze, le monsieur mobilités du Valais suisse, un canton grand comme un département français qui compte pas moins de 22 remontées mécaniques (au sens de transport public) effectives et une vingtaine en projet. Entre pragmatisme et bon sens.
L’Eclaireur - Pouvez-vous brièvement revenir sur la genèse du câble. dans le Valais suisse ?
Gilles Délèze - Dans le canton du Valais, 22 remontées mécaniques fonctionnent comme du transport public et non pas uniquement comme du transport touristique. Ce sont des installations qui ont été mises en place dans les années 50-60, avant la construction de la route. A ce moment-là il était plus facile de construire un téléphérique qu’une route quand certaine destinations ne sont pas du tout accessibles par la route.
Ensuite, la route est venue. La technique a évolué et le besoin de faire des routes a augmenté. On a même démantelé un câble au début des années septante (soixante-dix, ndlr) quand il s’est retrouvé en concurrence avec la route. Les remontées mécaniques qui étaient gérées par les collectivités locales commençaient alors à perdre de l’argent et devenaient difficilement rentables.
A partir du milieu des années nonante (quatre-vingt dix, ndlr), la loi a été modifiée. Elle a intégré ces téléphériques, certains petits, de 8 places, dans le réseau normal du transport public comme les lignes de bus, comme les trains régionaux etc. Ainsi, le déficit d’exploitation a été pris en charge par les collectivités, plus au niveau local mais par le canton, par l’Etat et par la Confédération.
Aujourd’hui, on a une clé de répartition, entre ce qui est pris en charge par la Confédération et les autres collectivités. Pour le Valais, c’est 67 % des déficits qui sont pris en charge par la Confédération, le solde, 33 %, est pris en charge par le canton.
L’Eclaireur - Il y a, derrière, une vraie volonté politique en somme et pas seulement des millions pour financer des infrastructures…
Gilles Délèze - Et une égalité de traitement. Cela concerne également les bateaux qui traversent le lac Léman et qui font du transport public. Les cantons ont des clés de répartition un peu différentes en fonction de leur force financière mais le principe est le même : les tickets couvrent une partie des frais et le déficit fait l’objet d’une indemnisation par les pouvoirs publics.
L’Eclaireur - Carte blanche ?
Gilles Délèze - Non, cela implique que, d’un autre côté, les téléphériques fassent un vrai service public : ouverts toute l’année et pas seulement pendant les saisons d’hiver ou d’été, et ils doivent fonctionner tôt le matin et tard le soir.
La loi nous demande également d’éviter la double desserte, d’avoir une ligne de bus et en parallèle un téléphérique sauf dans les cas où on a deux fonctions différentes. Quand, par exemple, une ligne de bus doit assurer une desserte fine du territoire avec beaucoup d’arrêts en même temps que le téléphérique a une fonction de ligne directe.
L’Eclaireur - La prise en charge au niveau de la Confédération, et plus seulement au niveau des cantons, a été le tournant majeur ?
Gilles Délèze - Depuis 2016 en Suisse, de gros montants ont été dévolus au développement de l’infrastructure ferroviaire, entre 12 et 15 milliards. Ces montants servent pour le rail, tunnel du Gothard par exemple ou réfection de la gare de Lausanne, de la gare de Zurich… Mais aussi pour des projets plus petits, comme la construction d’une nouvelle halte ferroviaire par exemple. Mais la Confédération n’avait pas intégré dans son programme le financement des remontées mécaniques par câble. C’est chose faite depuis.
Depuis toutes les communes, tous les villages qui se trouvent un peu sur les coteaux ont déposé des projets. On a du mettre en place des critères : la rapidité d’abord. Le câble doit être plus rapide que la voiture pour avoir un report modal intéressant et décarboner le transport. C’est ce qu’a fait Toulouse en France par ailleurs.
Le câble doit être plus rapide que la voiture pour avoir un report modal intéressant et décarboner le transport
Le second critère, c’est la taille. L’installation doit avoir la taille qui correspond à la demande. Le moins chers sur le marché, des téléphériques en va et vient, ont des coûts entre 2 millions et 2,5 millions. Mais tous les projets qui ont été présentés en Isère, sur les 3 vallées, sur Saint-Gervais sont des télécabines avec de grosses capacités avec 1 000, 1 400, 2 000 personnes. Dès qu’on arrive sur des télécabines, on arrive sur des projets à 20 millions. Chez nous, le projet le plus cher est à 40 millions car les 400 derniers mètres de son tracé sont prévus en tunnel souterrain. C’est pour satisfaire au troisième critère à remplir, et le plus difficile : l’acceptation.
On n’a pas de projet à 100 millions. Les projets à 100 millions, on ne les présente pas sinon la liste au Père Noël va dépasser les moyens à disposition. C’est la Confédération à qui on présente les projets, qui est chargée de faire un tri. Et le critère , c’est le rapport coût/utilité. D’où l’importance de ne pas faire une installation qui est chère pour une utilisation qui est faible. Par exemple : Flaine. Flaine, il aurait fallu construire une gare ferroviaire TGV qui plus est.
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On voulait faire un télé sur 6 km dans la station de ski d’Arolla. Six kilomètres pour le câble c’est long. Sur les 6 km, 3 étaient à plat. On devait faire du 3S 1 et on s’est retrouvé avec un projet qui dépassait les 40 millions pour peu de monde. Donc un projet cher pour un besoin faible. On l’a retiré.
On a eu aussi un projet pour monter à une station au nord de la ville de Sion tout en desservant le plus finement possible différents villages le long du trajet. On a commencé à faire des zigzag avec des stations intermédiaires. Puis, on s’est rendu compte que ce n’était pas un télécabine qu’on allait construire mais, dans les faits, cinq installations les unes derrière les autres. Et au final on dépassait les 100 millions. Donc, non.
L’Eclaireur - Celui de Grenoble n’est non plus pas en ligne droite…
Gilles Délèze - Les angles, c’est la mort. Il faut avoir des besoins très équilibrés, que A, B et C soient de la même importance. A Grenoble, ce sont deux appareils. Ce n’est plus un télécabine, mais deux. Cela double le prix.
L’Eclaireur - On parle souvent quand on évoque les téléphériques urbains de vitrine pour les industriels, Poma en France. Mais c’est aussi une vitrine très politique…
Gilles Délèze - … Et qui ne se fera jamais. Et ça, c’est un gros risque. Le risque chez nous, c’est plutôt qu’on n’arrive pas à le faire, qu’on va s’enliser dans des procédures d’opposition. On n’a pas la force que vous avez en France. En Suisse, le droit privé est très bien défendu. Un propriétaire de terrain qui ne veut pas que l’installation passe au dessus de sa parcelle, peut faire trainer les procédures pendant six, sept ans.
Un câble qui traverse un quartier d’habitations, ce n’est pas la même chose qu’un câble qui survole une zone industrielle, agricole ou pire une zone qui fait l’objet d’une protection paysagère par exemple. Donc on ne fait pas du câble partout. C’est notre critère de tri. En Corée du Nord, ils font la ligne (rires).
L’Eclaireur - Le modèle suisse peut-il s’exporter ?
Gilles Délèze - Oui. mais chez nous, ce que l’on n’a pas, c’est la problématique urbaine. Sion, c’est 30 000 habitants. Ici, on ne parle pas de décongestionner les villes mais de pouvoir accéder à la montagne. Les projets urbains, comme on a eu à Zurich, sont difficiles à faire passer en raison de l’opposition des riverains. Il faut vraiment avoir le bon moyen au bon endroit. Pour que le bus soit concurrencé par les remontées mécaniques, il faut vraiment qu’il soit pris dans des embouteillages. Les remontées mécaniques sont bien moins rapides (36 km/h en moyenne) que la route quand on est à plat. Le câble, c’est fait pour franchir un dénivelé ou, comme du côté de Marne-la-Vallée avec le Téléval, une zone industrielle, une autoroute etc.
A Grenoble ou à Brest, c’est le cas aussi. Il faut qu’il y ait une topographie qui soit favorable. On ne fait pas du câble partout. On ne fait pas du câble pour le plaisir de faire du câble.
L’Eclaireur - Qu’est-ce qui justifie le câble outre la topographie ? Les besoins doivent préexister ? On voit, en prenant encore l’exemple de Grenoble, que les besoins restent à créer…
Gilles Délèze - On doit identifier les besoins avant. C’est le rapport coût/utilité. On a eu des cas où on développait un projet – qui reliait des pistes de ski – et on annonçait qu’on allait, en amont, développer un quartier avec des centaines d’habitants. Non, il faut d’abord faire le quartier, puis le câble après. Sinon, on créé des aspirateurs à urbanisation.
L’Eclaireur - Comment se montent, financièrement, ces projets à plusieurs millions voire dizaines de millions d’euros ? Le financement doit-il être un pré-requis ?
Gilles Délèze - Non. On doit développer des projets, les rendre le plus attrayant possible, les intégrer dans la liste de tous les projets mis en concurrence, pour recevoir ces 12 à 15 milliards. Mais on ne doit pour autant pas trop développer le projet, trop mettre d’argent.
On fait l’appel d’offre avant d’avoir le financement mais c’est ce que l’on appelle un appel d’offre budgétaire. Un pré-appel d’offre en somme. L’appel d’offres public, le vrai, on le fait après. On ne peut pas faire d’appel d’offres soumis à recours si on n’a pas le fondement financier.
L’Eclaireur - En Suisse, si après ce premier appel d’offre, le projet ne se fait pas, il n’y a pas d’indemnités de rupture de contrat donc…
Non. Mais les constructeurs ont intérêt à y répondre parce que c’est pour monter un dossier qui pourrait peut-être déboucher sur un appel d’offre complet.
Mais avant que la décision financière soit prise formellement, on fait déjà les démarches d’aménagement du territoire. On réserve un corridor et on affecte les territoires là où il y a les gares. On fait déjà une démarche où il y a une enquête publique, une possibilité de faire une opposition. Cela nous permet de gagner du temps. Tout cela est fait sous réserve de l’acceptation du financement et de l’autorisation de construire mais cela nous permet de passer cette première étape et de régler quatre-cinquièmes des oppositions.
Technologie de pointe, considérée comme la Rolls Royce des télécabines, elle était dans le cahier des charges du Funiflaine, cahier des charges que le consortium qui remporté l’appel d’offres n’avait pas strictement suivi - Nous y reviendrons dans un article à suivre.