A propos des partenariats public-privé
Quelques réflexions questionnant un modèle très à la mode mais dangereux. Par N.S. Lyons.
N.S. Lyons est un intellectuel et un analyste américain dont les réflexions peuvent être suivies sur son Substack The Upheaval. C’est avec son autorisation que nous avons traduit et que nous reproduisons son dernier article traitant des partenariats public-privé. Nous l’en remercions. N.S. Lyons conserve tous les droits d’auteur et de reproduction.
Outre promouvoir un capitalisme de connivence organisant des transferts massifs de fonds publics vers des intérêts privés, par la multiplication des structures parasitaires que sont les “ONG” ne représentant que des intérêts très minoritaires, les partenariats public-privé permettent de faire l’économie du débat démocratique. Eminemment dangereux.
Il y a quelque temps, on m'a demandé de prendre la parole lors d'une conférence à propos de l'utilisation des “partenariats public-privé” pour atteindre des objectifs de politique publique. Voici donc mes remarques, retranscrites et légèrement modifiées, au cas où certains lecteurs ici les trouveraient pertinentes ou éclairantes d'une manière ou d'une autre. – N.S. Lyons
Nous vivons à une époque où la mondialisation et l'environnement géopolitique ont, nous dit-on, rendu nécessaire un certain niveau de coordination entre les entreprises privées et les États-nations – les “partenariats public-privé”.
Rien ne valide mieux cet argument que la montée en puissance de la Chine et son influence économique dans le monde. Le modèle économique chinois ne pose aucune distinction claire entre l'entreprise et l'Etat ; son gouvernement accorde un soutien généreux aux “champions nationaux", tandis que ces entreprises agissent non seulement dans le sens de leurs profits, mais également comme agents des intérêts stratégiques nationaux chinois à travers le monde.
Ce modèle s’est avéré fructueux pour la Chine, contribuant à alimenter son expansion économique rapide et lui permettant de défier la domination des marchés par les Américains et les Européens. Même les secteurs traditionnellement considérés comme critiques pour la sécurité nationale, tels que l'industrie de défense et des télécommunications, voient désormais leurs chaînes de valeur dominées par des entreprises chinoises.
Dans ce contexte, l'argument en faveur d'une forme de “diplomatie d'entreprise” avisée – telle que l'application concentrée de politiques industrielles, technologiques et commerciales pour restaurer la base industrielle de défense des États-Unis et de l’Union européenne – semble tout à fait pragmatique. Un certain degré de coordination est sans doute désormais nécessaire pour concurrencer l'utilisation beaucoup plus extrême de ce modèle par la Chine. Mais les principes du libre marché ne sont pas pour autant un pacte de suicide.
Je souhaite mettre en garde contre le fait que les partenariats public-privé comportent des dangers et des risques significatifs que nous devrions – et que nos sociétés dans leur ensemble devraient – examiner attentivement et débattre.
Il y a bien sûr les arguments traditionnels contre la coordination entre l'Etat et les entreprises, venant à la fois de la droite et de la gauche, que vous avez probablement déjà entendus. A droite, on arguera que l'intervention de l'État dans le secteur privé risque de saper les mécanismes du marché et que le fait de “choisir les gagnants” risque de créer des irrationalités, des gaspillages et des distorsions importantes. A gauche, on est plus susceptible d'entendre que l'influence des entreprises risque de compromettre la responsabilité de l'Etat de réguler, de veiller aux intérêts des travailleurs et des moins bien lotis et que cela alimente la corruption des riches.
Ces critiques sont fondées et les risques qu'elles soulignent sont réels. Mais je veux ici me concentrer sur un autre risque et une autre critique, que je crois non seulement plus profonds et plus pertinents, mais qui, selon moi, produisent déjà des distorsions politiques et économiques importantes et dangereuses dans le monde occidental.
Le problème principal du modèle de partenariat public-privé est que, malgré la présence du mot “public” dans le nom, en pratique, le public en est exclu. L’alignement de l’entreprise et de l’État, qui se fait par le biais du partenariat public-privé, s’opère en dehors du système de gouvernance démocratique. Les intérêts des diverses “parties prenantes” – entreprises, ONG, bureaucraties et responsables politiques agissant dans leur propre intérêt – sont bien pris en compte, mais ceux du demos ne le sont pas.
L’avantage de cette approche – tel qu’il est perçu par les entreprises comme les Etats – est que le partenariat public-privé permet de contourner commodément l’obstacle d’un processus démocratique plus large et les préoccupations que les électeurs pourraient avoir. Une fois immunes à toute responsabilité démocratique, les politiques et priorités poursuivies par le partenariat public-privé deviennent particulièrement propices à la recherche de la rente, à l’arbitraire réglementaire, à la corruption et aux abus. Pire, il se développe une distorsion grossière des intérêts fondamentaux de la nation entre les “agents” impliqués dans les partenariats public-privé et leur véritable “propriétaire”, le peuple.
De manière accrue, nous voyons cette distorsion se manifester avec l’utilisation du modèle de partenariat public-privé. Cette distorsion est l’avancement synchronisé des intérêts dits “mondiaux” au détriment des intérêts nationaux.
Il est impossible, pour ceux qui poursuivent des intérêts “mondiaux”, de les aligner sur les intérêts démocratiques d'un peuple, d’une nation. Il n’existe pas de démocratie mondiale, seulement des démocraties nationales. Ainsi, lorsque des entreprises multinationales et des organes étatiques ou intergouvernementaux aux ambitions supranationales se concertent pour poursuivre des intérêts et des objectifs dépassant le niveau national, le résultat est, dans l’immense majorité des cas, de transgresser et de piétiner les intérêts démocratiques souverains. Ce qui, encore une fois, semble trop souvent être le but des partenariats public-privés.
Permettez-moi de donner quelques exemples concrets. Lorsque des millions de migrants traversent illégalement les frontières de l'Europe ou des États-Unis chaque année, ils ne le font pas sans un vaste et puissant réseau de soutien institutionnel qui facilite ce passage. Des centaines d'ONG transnationales guident, transportent, abritent et fournissent une assistance juridique à ces migrants à chaque étape du processus. Ces ONG sont souvent financées par des gouvernements et des organismes internationaux, qui semblent faire tout leur possible pour permettre — voire encourager — l'entrée et la résidence permanente des migrants comme une politique de fait.
Dans cette démarche, ces ONG sont aidées et soutenues par le secteur privé, qui en bénéficie directement — hôteliers, promoteurs immobiliers et entrepreneurs qui reçoivent des milliards d'argent public pour héberger et fournir des services aux nouveaux arrivants — ou indirectement, comme les secteurs économiques qui profitent d'une main-d'œuvre bon marché. Il n'est pas surprenant que les entreprises soient les parties prenantes les plus influentes, faisant régulièrement pression contre la mise en œuvre de mécanismes qui pourraient dissuader la migration, tels que les exigences de vérification préalables à l'emploi ou la répression pénale de l’embauche de clandestins.
En conséquence, il existe aujourd'hui ce que l'on pourrait décrire comme un immense "complexe migratoire-industriel". Et qu'est-ce que ce complexe, sinon ce que la conséquence d’une vaste mise en œuvre du partenariat public-privé ? C'est une collusion entre l'Etat et les entreprises, ainsi que d’ONG à mi-chemin entre l'Etat et l'entreprise, qui existent que par leur relation parasitaire avec les deux Premiers. Toutes les parties impliquées travaillent ensemble pour atteindre un objectif commun qui profite à chacune d'elles sur le plan matériel, démographique, politique et idéologique.
Cependant, aucune partie à ce partenariat ne se soucie de consulter démocratiquement ou même de prendre en compte les opinions des populations nationales sur leur projet migratoire. Sans doute parce que ces populations s'y opposent. Grâce à l'action conjointe du public et du privé, ces objections démocratiques sont balayées d’un revers de main et rendues insignifiantes par le fait accompli.
De même, les gouvernements, les entreprises et les ONG ont décidé d'agir conjointement en réponse à ce qu'ils qualifient d'urgence mondiale : le changement climatique. Initiative après initiative, nous avons vu ces acteurs s'aligner pour pousser avec empressement des projets de transition énergétique “verte” développés sans véritable contribution publique. Quelles que soient leurs intentions déclarées, ce que ces partenariats public-privé ont permis d’accomplir en pratique est d'accroître considérablement le pouvoir de l'Etat, tout en s'appuyant sur l’imprimatur des pouvoirs publics et d'énormes subventions pour donner naissance à des secteurs entièrement nouveaux, sinon non viables, des secteurs dans lesquels les acteurs privés peuvent extraire des profits colossaux d'un marché rendu captif. Simultanément, une myriade d'organisations à but non lucratif gravite autour de cet immense amas, se gavant d'un flot inépuisable d'argent public et privé.
Quelle que soit la menace posée par le changement climatique, ce gigantesque exercice de partenariat public-privé au nom de la transition énergétique n'a pas produit grand-chose — si ce n'est de rendre une infime minorité plus riche qu'elle ne le serait dans des conditions de véritable marché libre.
Pendant ce temps, dans les pays occidentaux, les populations subissent une marée montante de régulations contraignantes et souvent absurdes, l’inflation énergétique et la désindustrialisation. Mais, qu'il s'agisse des agriculteurs aux Pays-Bas, des ouvriers en Allemagne ou des chauffeurs routiers en France, leurs cris de protestation n’ont pour réponse que la répression d’Etat.
Pour ceux-là, ce que le partenariat public-privé représente est, par exemple, la réorganisation forcée des exploitations agricoles familiales sous la menace des grenades lacrymogènes et des canons à eau.
Enfin, il ne pourrait y avoir d'exemple plus honteux et flagrant du partenariat public-privé devenu incontrôlable que le complexe industriel de la censure. Un vaste réseau transnational, totalement incontrôlable, composé d'organismes internationaux, de bureaucraties, d'entreprises technologiques et médiatiques et d'ONG idéologiquement motivées, travaille inlassablement à censurer les informations politiquement dérangeantes sur Internet, à manipuler les résultats de recherches scientifiques, les flux algorithmiques et les modèles d'intelligence artificielle, à promouvoir des récits de pure propagande, à faire chanter les annonceurs et les institutions financières pour mettre de côté leurs adversaires politiques et, de plus en plus, pour justifier la criminalisation autoritaire des opinions dissidentes — comme nous l'avons récemment vu au Royaume-Uni, au Brésil, et bien sûr à Bruxelles.
L'objectif de cet effort public-privé acharné consiste à manipuler et à faire taire la critique publique croissante concernant, vous l'aurez deviné... l'utilisation anti-démocratique de la collusion public-privé par les élites sur des questions controversées telles que la migration et le changement climatique.
Une grande partie du public n’est plus dupe. Nous devons reconnaître que la montée des soi-disant mouvements “populistes” à travers le monde occidental peut être considérée en grande partie comme la réaction démocratique à l'utilisation de plus en plus répandue de la collusion public-privé pour “résoudre” presque toutes les questions en contournant le débat démocratique et la responsabilité des décideurs, afin de faire passer des changements de politique progressistes mal conçus qui nuisent trop souvent aux intérêts des populations.
Des tels comportements sont profondément nocifs pour la confiance publique et la légitimité démocratique des institutions. Les dirigeants politiques et d'entreprises feraient donc bien de prendre garde : s’ils ne veulent pas perdre la tête — métaphoriquement bien sûr, mais peut-être un jour littéralement — ils feraient mieux d'agir maintenant pour regagner cette légitimité en fixant des limites et des garde-fous plus stricts à l'utilisation du partenariat public-privé comme outil de gouvernance.
Si l’Occident agit trop comme la Chine en matière de coordination entre les entreprises et l’État, nous risquons de devenir plus semblables à la Chine à d’autres égards également. Une grande partie de la population reconnaît déjà cette tendance comme une véritable menace pour ses libertés et son mode de vie. Souvenez-vous que nous avons déjà un mot qui décrit la situation où la fusion entre les entreprises et l’État est poussée à son ultime niveau. Ce mot est fascisme.
Cela ne signifie pas pour autant que les partenariats public-privé sont en essence mauvais et ne peuvent pas être utilisés de manière judicieuse. Je pense qu’un certain niveau de coopération entre l’État et les entreprises sur des questions cruciales comme la politique industrielle est à la fois inévitable et très bénéfique. Mais comment cela peut-il être fait convenablement? Je propose quelques recommandations simples.
Ceux qui cherchent à exercer un réel gouvernement d’entreprise bienveillant devraient, avant toute autre considération, adopter comme principe directeur l'idée que les partenariats public-privé doivent toujours placer les intérêts de la nation en premier. Pousser les entreprises multinationales à subordonner leurs intérêts mondiaux aux intérêts souverains de la nation peut être démocratiquement légitime, et même être bien accueilli par le public. En revanche, utiliser le pouvoir de l’État pour faire avancer les intérêts multinationaux des entreprises au détriment de ceux de la nation qu'il est censé servir ne sera jamais être légitime. Se tenir à ce principe permettrait d’éviter une grande partie des dégâts causés actuellement par les partenariats public-privé.
Concomitamment, les entreprises doivent comprendre que se laisser instrumentaliser par les États pour servir des fins antidémocratiques, comme dans le cas du complexe industriel de la censure, ne fait que nuire à leurs intérêts à long terme en générant une colère croissante, en sapant la stabilité politique et sociale et en érodant les institutions qui constituent la base nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme de marché. Il est dans leur intérêt à long terme de résister à cette pression aussi fermement et publiquement que possible, et non de la faciliter.
Enfin, toutes les parties doivent s’efforcer d’être aussi transparentes que possible sur les partenariats public-privé, leurs intentions, leurs acteurs et leur mode de fonctionnement. Le secret alimente les soupçons, souvent bien fondés, de complot.
La coordination entre l’Etat et les entreprises est parfois impérative, mais elle doit être traitée comme un mal nécessaire et abordée avec toute la prudence requise – jamais comme un bien absolu.