[ Edito ] Médiapart "préalablement censuré": dérive du journalisme, pas de la justice
Tout le marigot médiatique parisien est en émoi. Un juge a enjoint Médiapart à ne pas publier ce qui aujourd'hui est un élément de preuve dans une information judiciaire en cours.
Séquence ouin ouin ! Cris zé hurlements ! Censure ! La liberté de la presse est menacée (donc donnez-nous des sous) !
Le tribunal judiciaire de Paris a eu l’outrecuidance d’enjoindre Médiapart à ne pas publier tout ou parties de l’enregistrement dont ses journalistes disposent dans le cadre de l’affaire du chantage politique mettant en cause le maire de Saint-Etienne. Crime de lèse justicier !




Dans l’ordonnance d’injonction – que Médiapart n’a pas publiée et qu’aucun journaliste prompt à faire corps n’a visiblement réclamée – on lit qu’il est interdit à Médiapart de “publier tout ou partie de l’enregistrement illicite réalisé le 27 novembre 2017 (…) sur tous supports, électronique, papier ou autre (…) et ce sous astreinte de 10 000 euros par extrait publié”. C’est très précis.
Dans la bouche d’Edwy Plenel, de Fabrice Arfi et consorts, c’est “l'enquête” du journaliste de Médiapart Anton Rouget qui est préalablement censurée. Ce sont des informations d’intérêt public qui sont ainsi soustraites aux yeux du public. Billevesées puisque l’injonction n’interdit pas à Mediapart de décrire ce que contient l’enregistrement, de l’exploiter, d’écrire sur cette affaire.
A moins que l’enquête d’Anton Rouget ne consiste qu’en cet enregistrement. Cela ravirait alors ceux qui avancent que Mediapart est une officine de délation. Ce serait injuste pour les excellents journalistes que l’on trouve dans sa rédaction, comme Martine Orange et Laurent Mauduit, par exemple.
Il y a même des sénateurs trop sensibles à l’hystérie ambiante qui ont déposé une proposition de loi pour modifier celle de 1881 sur la liberté de la presse. Rien que ça ! On peut certes regretter l’absence de contradictoire de la procédure ayant menée à l’ordonnance d’injonction. C’est le propre d’une ordonnance sur requête : déroger dans l’urgence au principe du contradictoire quand il n’est pas besoin de faire paraître la partie adverse (ce qui est le cas) . Mais Médiapart a tout le loisir de s’y opposer, ce qui déclenchera une procédure contradictoire puisque le tribunal ayant rendu l’ordonnance sera dans l’obligation de convoquer les deux parties. Ça tombe bien, Médiapart s’y est opposé et l’audience aura lieu vendredi. Alors, où est le problème?


Cette ordonnance d’injonction n’a rien d’étonnant. Elle est même parfaitement logique. Les cris zé hurlements du marigot journalistique parisien sont injustifiés. Si Médiapart se retrouve dans cette situation, c’est à cause d’un manque de professionnalisme et de l’hubris de certains de ses rédacteurs qui se prennent pour des redresseurs de torts faisant œuvre de justice ayant pour mission de “conscientiser” les gens.
Tout a commencé fin août dernier quand Médiapart a “révélé” une sordide mais classique affaire de chantage politique à la sextape, dans laquelle le maire de Saint Etienne et des gens qui lui sont proche auraient fait chanter son ancien premier adjoint avec une vidéo le montrant en train de se faire masser par un homme. Bref, l’ancien premier adjoint aurait été victime du plus vieux chantier de l’humanité et du plus vieux moyen de chantage, l’affaire de mœurs … On se croirait encore dans du Chabrol.
Saisi d’une plainte, le parquet a ouvert début septembre une information judiciaire confiée à deux juges d’instruction lyonnais.
Une source a remis à Médiapart un enregistrement réalisé dans le bureau du maire de Saint-Etienne le 27 novembre 2017 de manière illicite, c’est à dire sans l’accord des personnes enregistrées. La publication d’un extrait de cet enregistrement par Médiapart serait à l’origine de la démission d’un autre adjoint le 23 septembre dernier. En toute logique, l’un des premier actes des magistrats instructeurs a du être de réquisitionner l’enregistrement pour le verser au dossier, dont il constitue la clé de voute quant à l’éventuelle implication du maire de Saint Etienne et de son entourage.
L’information judiciaire ayant été ouverte début septembre, l’enregistrement en question constitue un élément de preuve et est couvert par le secret de l’instruction. Sans se prononcer sur le fond de cette affaire, l’avocat de l’un des mis en cause a intérêt à demander une ordonnance d’injonction interdisant la publication de tout ou partie de l’enregistrement en possession de Médiapart. Et le tribunal judiciaire de Paris a raison de l’accorder. Il est illégal de publier l’enregistrement d’une conversation réalisé illégalement. Jurisprudence de la CEDH prononcée contre… Médiapart (voir plus bas).
Quand on lui donne un enregistrement, un journaliste doit s’assurer (a) de son authenticité et (b) de l’intérêt général que sa publication revêt. Et surtout, si cet enregistrement est susceptible de conduire au déclenchement de l’action publique, le journaliste doit s’assurer d’avoir effectué et blindé l’ensemble de son enquête dont l’intégralité devra être publiée avant que la justice ne s’en mêle. Parce qu’une fois que la justice s’est saisie des faits, ça devient à la fois plus compliqué et plus risqué.
Dans un cas pareil, on publie tout très vite ou on ne publie rien. Snowden, Swiss leaks, Lux leaks, Panama papers : toutes ces affaires ont été traitées ainsi. Le journaliste ne peut conserver par devant lui des éléments pour venir les distiller au rythme de l’évolution du dossier judiciaire, que ce soit pour feuilletonner ou pour aiguillonner les juges.
Or, c’est visiblement ce que Médiapart a fait, puisque disposant de l’enregistrement incriminé depuis le mois d’août. Le professionnalisme de sa rédaction et sa bonne foi peuvent en l’espèce être mis en doute. Question de déontologie aussi, qui laisse parfois à désirer chez Médiapart, comme Marianne le montre dans l’affaire Léo Grasset. Enfin, personne dans la bande à Plenel n’aurait rien appris de l’affaire Bettencourt où il était déjà question d’enregistrements illicites - de pièces à conviction titrait Médiapart - réalisés par le majordome, qui a été condamné pour ces faits ? La justice n’a t-elle pas ordonnée en 2013 la dépublication de 70 articles de Médiapart, confirmée par la Cour européenne des droits de l’Homme en 2021 ?
Ce à quoi nous assistons n’est pas une dérive de la justice, mais une dérive du journalisme. Et on s’étonne de la défiance des Français vis-à-vis de la presse…