L'avènement des néo-mercenaires
Le recours accru aux sociétés militaires privées pour mener des guerres obliques est là pour durer. Tour d'horizon d'un secteur qui ne connait pas la crise, avec Valère Llobet.
Si le mercenariat est sans doute le second plus vieux métier du monde, l’émergence des sociétés militaires privées (SMP) est plus récente.
C’est un secteur qui fait beaucoup fantasmer. On y trouve de vrais professionnels et des acteurs plus “marginaux”, comme par exemple le Comya Group d’un certain Alexandre Benalla, qui s’est empressé de conclure un partenariat avec la SMP ukrainienne Omega Consulting Group, qui recrute largement dans les milieux néonazis…
Valère Llobet est est chargé de recherche au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et doctorant à l’Université Grenoble Alpes. Son ouvrage, “Guerres privées, les sociétés militaires à l’assaut du monde” vient de paraître aux Editions du cerf. Il nous propose dans cette interview un tour de ce secteur ô combien controversé et en pleine expansion.
L'Eclaireur : Commençons par parler de l'histoire des sociétés militaires privées (SMP). Ce n'est pas un phénomène qui a débuté avec Blackwater. Et surtout, quelle est la différence entre le mercenariat et les sociétés militaires privées ?
Valère Llobet : L'histoire des SMP commence juste avant la Seconde Guerre mondiale, avec ce qu'on va appeler plus tard les Flying Tigers. C'est un groupe de pilotes qui va être monté par l'armée américaine, du moins par les États-Unis. Ils vont créer une société privée qui va embaucher des pilotes de l'armée américaine qui vont officiellement quitter le service actif pour aller défendre la Chine face à l'armée japonaise.
C'est la première société qui va apparaître et qui, plus tard, va se transformer, puisque les Américains vont garder ce modèle-là pour donner naissance à la fameuse société Air America.
L'Eclaireur : Puis ça a donné Southern Air Transport – compagnie aérienne américaine utilisée pour les opérations le trafic d'armes dans l'affaire Iran-Contra...
Valère Llobet : Voilà, exactement. En réalité, ce sont des structures similaires. D'ailleurs, la CIA, dès sa création a commencé à racheter des compagnies aériennes, notamment à Taïwan pour constituer Air America.
Très peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Anglais, eux, vont se retrouver dans une situation assez complexe. Leur empire colonial est en train de s'effondrer. Ils ont perdu l'Inde. Ils viennent d'essuyer l'échec (avec la France et Israël, ndlr) du canal de Suez.
Arrive notamment la guerre civile au Yémen. Ou plutôt du Yémen du Nord quand les loyalistes de la monarchie yéménite qui venait d'être déposés par le régime pro-égyptien se sont rebellés. Les Anglais vont se retrouver pieds et poings liés. Ils doivent intervenir, mais ils ne peuvent pas envoyer leur armée. Ils vont avoir l'idée de sortir quelqu'un de sa retraite. Cette personne, c'est le fameux David Stirling, le père des SAS.
David Stirling va monter la première SMP au sens moderne, qui s'appellera Watchguard International Limited. Cette société va être envoyée au Yémen. Elle va recruter pas mal de monde, notamment un certain Bob Denard, qui revient d'Afrique et qui cherche du travail avec certains de ses amis.
Bob Denard ne va pas rester longtemps, parce que le modèle anglo-saxon, le modèle commercial, où on ne va pas directement se battre avec l'ennemi, n'est pas vraiment son truc. Mais Watchguard va poser tous les jalons de ce qu'on retrouve aujourd'hui dans la plupart des sociétés militaires privées, c'est-à-dire les salaires plutôt élevés, ce lien entre le monde du renseignement, le monde militaire, la partie aussi commerciale, la vente de matériel, etc.
Watchguard ne va pas durer indéfiniment, elle va arrêter ses activités au bout d'un moment. On va voir tout un tas de sociétés se développer. David Stirling lui-même va en remonter quelques-unes après, notamment la société Kilo Alpha Service, qui opérera au sud de l'Afrique.
Donc des sociétés vont apparaître, notamment des groupes comme MPRI. Tout un tas de structures vont se multiplier, suivant la politique post-guerre froide des États-Unis. Avec la chute du Mur et la fin de la guerre froide, va être fondée une société mythique : Executive Outcomes, une société sud-africaine, qui va devenir la première SMP qui va vraiment faire parler d'elle.
Les Américains, voyant que les Sud-Africains ont un modèle intéressant, que ce qu'ont fait les Anglais fonctionne bien, vont créer leurs SMP. Ils vont développer ce business-là jusqu'à ce qu'on arrive en 2003, la guerre d'Irak et d'Afghanistan et à Blackwater.
Il y a un autre personnage clé qui s'appelle Tim Spicer, fondateur de la société Aegis. Spicer, c'est le précurseur d'Erik Prince, le fondateur de Blackwater, qui avait monté tout un tas de sociétés, il était très proche du gouvernement de Margaret Thatcher, notamment de son fils.
L'Éclaireur : Il y a eu la fameuse histoire du coup d'État raté en Guinée...
Valère Llobet : Exactement, le fameux coup d'État raté, où l’ancien associé de Spicer, Simon Mann était dans le coup avec ses complices.
L'Éclaireur : Ils ont tous été arrêtés d'ailleurs, y compris le fils de Margaret Thatcher, non ?
Valère Llobet : Oui, bien sûr, ils ont été arrêtés, mais in fine ils ont été légèrement condamnés notamment parce que Margaret Thatcher est intervenue.
En 2003, on va avoir non pas une explosion des SMP, parce qu'il y en avait déjà énormément depuis des années, mais une prise de conscience de leur existence par le public, avec notamment le scandale d'Abu Ghraib – des contractors militaires de l'armée américaine et des agents de la CIA ont été accusés de violation des droits de l'Homme à l'encontre de prisonniers, entre 2003 et 2004 – ou le scandale de la place Nisour avec Blackwater. Cela va exploser aux yeux de tout le monde.
Toute la nuance avec les mercenaires, pour répondre à la deuxième partie de votre question, c'est l'exemple qu'on prenait tout à l'heure avec David Stirling et Bob Denard. Le groupe de mercenaires, lui, va avant tout combattre, souvent pour des motivations très idéologiques. Ce sont des groupes d'individus qui se mettent au service d'un État, d'une entreprise ou d'autres.
La société militaire privée est avant tout une structure commerciale. Elle est enregistrée légalement. Elle a des obligations, elle paie des cotisations. C'est peut-être très réducteur vu comme ça, mais ces sociétés-là ont un objectif commercial. Une société militaire privée, c'est un organisme privé qui fournit des services de nature militaire. Cela peut être du gardiennage, de la formation, de l'escorte de navires, de la conduite de véhicules en zone dangereuse, de la maintenance etc. En fait, toutes les missions de soutien qui étaient jusque-là dévolues aux forces armées.
La plupart des sociétés militaires privées vont vous dire : "Nous, on fournit des services utiles, il y a des marchés privés ouverts par les États. A la différence d'un groupe mercenaire qui va sur la ligne de front faire le coup de feu pour tel ou tel camp dans une guerre civile, les SMP fournissent des services licites sur la base de contrats, des notes de frais, des factures. Tout est tracé".
Il y a bien sûr des limites : certaines sociétés militaires privées vont sur la ligne de front et combattent, parfois en dehors du cadre légal. Cela fait partie de la fameuse guerre de l'ombre.
Donc, vous avez les activités licites mises en avant par ces sociétés, et puis parfois... Blackwater a par exemple mené des actions offensives pour le compte de la CIA. Là, on outrepasse complètement la légalité. C'est pour cela que certains parlent de "néo-mercenaires". On change le nom, mais la façade ne cache pas toujours la réalité derrière.
L'Eclaireur : Les fonctions de support sont un peu le fond de commerce de ces sociétés mais on voit aussi des acteurs très puissants, comme Dyncorp, par exemple, dont le rôle en Afghanistan et en Irak a été énorme. Sans eux, l'armée américaine et même l'OTAN ne peuvent plus fonctionner...
Valère Llobet : C'est toujours la question de la privatisation. Il y a une forme de dépendance. Dyncorp est un bon exemple, d'autant plus qu'elle est impliquée dans la politique américaine depuis longtemps. On la voit déjà sous Bill Clinton. Ce n'est pas une société née de la guerre d'Irak. Comme MPRI, elle est très liée avec les autorités américaines.
Ce lien entre ces acteurs privés et les acteurs publics est central. En Irak, on peut aussi parler de la société britannique Aegis. Aegis avait mis en place un système complètement dingue : des sociétés militaires privées protégeant d'autres sociétés militaires privées.
Après la mort de membres de Blackwater à Fallujah en Irak, Aegis a conçu un système d'alerte, avec des centres répartis sur les zones dans lesquelles opéraient les SMP américaines, pour qu'en cas de danger, ces dernières puissent appeler du renfort. Le contrat était pharaonique.
Certaines SMP respectent parfaitement le droit international. Mais dans l'exemple d'Aegis, la motivation principale était financière. Et pour les contrats de formation des forces afghanes ou de la police afghane, on peut se poser des questions : les sociétés avaient parfois intérêt à ce que la formation ne s'arrête jamais.
Des pays ont pour tradition de faire davantage appel aux SMP, les Anglo-Saxons notamment.
En parlant de privatisation de la partie renseignement, je vais citer un exemple un peu vieux mais extrêmement révélateur : le fameux Office of Special Plans. C'était un organisme du Department of Defense des États-Unis. C'est lui qui a été à l'origine du rapport présenté par Colin Powell aux Nations Unies en 2003.
Aujourd'hui, il y a énormément de sociétés militaires privées qui œuvrent dans le domaine du renseignement. Cela peut aller de choses très basiques, comme de la veille sur des informations ouvertes, jusqu'à de véritables missions de sous-traitance en matière de renseignement, comme on le voit actuellement en Ukraine. Vous avez par exemple le groupe CACI (CACI Group), qui était déjà présent à Abu Ghraib – certains de leurs employés ont d'ailleurs été condamnés récemment par la justice américaine. Aujourd'hui, ils travaillent en sous-traitance pour l'état-major des forces spéciales américaines et sont actifs en Ukraine.
L'Office of Special Plans a été utilisé pour contourner les services officiels comme la CIA, qui doutait déjà à l'époque qu'il n'y avait pas de programme nucléaire actif en Irak ni d'armes de destruction massive. Les autorités américaines ont parfois été très hostiles envers les fonctionnaires qui remettaient en cause leur narratif. Certains ont même été sanctionnés, leurs familles mises sous pression.
On se rappelle de l'affaire du Yellow Cake , de Curveball , un agent du BND allemand, qui s'est révélée être un escroc au renseignement — comme dans le livre Le Tailleur de Panama de John Le Carré. Les rapports qui n'étaient pas favorables étaient bloqués. Valérie Plame, officier de la CIA, a vu son identité de dévoilée parce que son mari, l'ambassadeur Joseph Wilson, avait publiquement exprimé son opposition à l'invasion de l'Irak. Tout cela illustre comment l'utilisation d'acteurs privés a permis de contourner les circuits officiels.
Le lien entre privé et public dans le renseignement aux États-Unis est ancien. Déjà durant la guerre de Sécession, le Nord a fait appel à l'agence Pinkerton pour son renseignement. Aujourd'hui encore, les sociétés militaires privées fournissent du renseignement : certains grands groupes sont en sous-traitance directe auprès des états-majors, comme CACI Group. D'autres sont plus petites, parfois non-américaines, mais offrent les mêmes services.
Face à la complexification des enjeux et à la multiplication des sujets, les services de renseignement sont devenus généralistes. Comme un médecin, ils doivent parfois faire appel à des spécialistes, notamment dans le domaine du cyber, où les acteurs privés ont un rôle prépondérant.
En France, c'est différent. Déjà, on n'aime pas le terme SMP. On parle plutôt d'ESSD : Entreprises de Services de Sécurité et de Défense. Vous avez cité Amarante, Geos, mais il y en a d'autres, plus petites ou plus grandes. Les SMP et les services de renseignement sont bien sûr en lien. Et de façon général, une SMP qui travaillerait sans l'aval de son État aurait de gros problèmes.
À ma connaissance, une seule société française s'est revendiquée comme SMP en France : la Secopex. Son directeur a été assassiné en Libye dans une affaire jamais vraiment élucidée. Aujourd'hui, vous avez plein d'ESSD en France. Une plus récente, par exemple, est Chiron Solutions, dont le directeur est médiatisé, publie des livres, etc. Ils ont proposé des services en Ukraine, notamment des exfiltrations au début de la guerre.
Le contrôle des ESSD en France est très strict. Du coup, certains créent des sociétés à l'étranger, comme en Angleterre ou aux États-Unis, où les législations sont plus souples. Un exemple : la société Comya Group. Elle a été fondée au Royaume Uni par un certain Alexandre Benalla. Cette société, on la retrouve en Afrique, elle est au Soudan, elle est en Ukraine. Récemment, elle a d'ailleurs passé un partenariat avec une société militaire privée ukrainienne.
Cette société ukrainienne s'appelle Omega Consulting Group. Sans grossir le trait, ce sont des gens qui affichent ouvertement des symboles néo-nazis. Ils ne se cachent pas. Quand vous allez voir un petit peu leur communication, vous trouvez le drapeau de l'OTAN, le drapeau de l'Union européenne, et en dessous des personnes avec des tatouages marqués signifiant « mort aux Juifs », des Totenkopf (insignes utilisés par différentes composantes armées, militaires ou paramilitaires au cours de l'histoire de l'Allemagne, en particulier par les SS en charge du système concentrationnaire, ndlr) ou des Soleils Noirs (symbole du mysticisme nazi créé par Karl Maria Wiligut, ndlr). Là, on rentre dans la partie vraiment très sombre du sujet.
L'Éclaireur : L'Ukraine est quand même un cas d'école. On sait très bien que la plupart des armes occidentales, en tout cas les armes technologiquement avancées qui sont fournies à l'Ukraine, ne sont pas opérées par des Ukrainiens. Pour deux raisons : la première, c'est qu'ils ne le savent pas. La deuxième, c'est qu'on ne va pas leur donner les codes, si je puis dire.
Donc on a besoin d'armuriers formés, de gens capables de guider et de collecter le renseignement. Les Ukrainiens ne les ont pas. Est-ce que c'est fait par des troupes de l'OTAN ? Des militaires d'actives ? Ou bien par des SMP ? Ou bien est-ce qu'on est dans une configuration hybride, où des gens laissent tomber l'uniforme, passent dans d'autres services, et font cela ?
Valère Llobet : Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y a aujourd'hui ces ESSD qui fournissent des services dont les États, les entreprises françaises, les sociétés françaises ont besoin et qui sont très encadrés. Il y a la loi de 2003 (relative à la répression de l'activité de mercenaire, ndlr) qui est très claire. Vous avez la nouvelle loi de programmation militaire avec son fameux article 42, passé l'année dernière, qui encadre le travail des anciens militaires. C'est très carré. Tout ceci, et on peut le saluer d'un point de vue moral, entrave le développement de ces sociétés.
A contrario, vous avez aujourd'hui le cas d'anciens membres des forces armées, notamment d'anciens légionnaires, qui vont travailler pour former les SMP chinoises, ou d'autres qui se retrouvent dans des sociétés militaires privées, notamment au Yémen. Un procès est en cours qui vise des individus accusés d'avoir participé au Yémen aux activités d'une SMP dans le but d'assassiner des représentants yéménites pour le compte des Émirats arabes unis.
En Ukraine, il y a des SMP russes, des SMP ukrainiennes comme Omega Consulting Group, mais aussi des SMP occidentales. Une qui a fait beaucoup parler d'elle est The Mozart Group. Ce n'est pas un hasard : le nom c'est une réponse à Wagner. Ils se sont plus ou moins entretués – au sens figuré – puisqu'ils se poursuivent mutuellement pour des détournements de fonds, etc.
The Mozart Group était une SMP américaine qui se vantait d'être une organisation philanthropique, qui faisait de l'humanitaire. On voyait bien que ce n'était pas le cas. Ils faisaient du crowdfunding, des appels aux dons en ligne. Leur communication était très spécifique : ils avaient compris les codes d'Internet et des réseaux sociaux. Ils jouaient sur le pathos: femmes et enfants apeurés, enfants épleurés, petits chiens, petits chats... En fait, ils étaient enregistrés comme société commerciale aux États-Unis, une LLC.
Et pourtant, le fondateur reconnaissait à demi-mot, dans une interview, qu'il était en contact avec la CIA.
C'est une sorte d'hypocrisie, un jeu de dupes. Mais en fait, c'est toujours cette fameuse guerre de l'ombre. Cela permet aux États de se dédouaner. C'est un des grands avantages des sociétés militaires privées : c'est politique. Grâce à au déni plausible, vous aurez toujours l'argument de dire : "ce n'est pas notre État, ce n'est pas nous".
Un exemple concret, côté russe : en Russie, les sociétés militaires privées sont illégales. Pourtant, Wagner et d'autres existent. L'un des fondateurs de Wagner participait auparavant à une société appelée Slavonic Corp. Quand ils sont revenus de Syrie et ont posé le pied à l'aéroport, ils ont été arrêtés par le FSB, en vertu de la Constitution russe et du code pénal.
Wagner n'est pas légale en Russie, mais elle est très utile. On touche ici à la limite, la fameuse raison d'État. Bien sûr, les États ayant des intérêts à défendre passeront outre des considérations juridiques, même celles de leur propre juridiction. Comme disait Giraudoux, "le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination".
Cela pose la question du contrôle de toute organisation, même de son propre État, qui pourrait agir de façon illégale. C'est pourquoi dans beaucoup de pays, vous avez maintenant un contrôle parlementaire sur les services de renseignement. C'était le problème de la CIA jusqu'à Gerald Ford. La CIA commettait énormément d'opérations d'assassinat et de déstabilisation de régimes. Ford a mis un coup d'arrêt.
Ils ont évolué leurs techniques. Aujourd'hui, ils privilégient l'influence. Par USAID, par des ONG... On l'a vu dans toutes les révolutions de couleur, notamment Maïdan. C'est toujours le même processus. Et si on est cynique, c'est une technique très efficace. Soutenir un général comme Pinochet pour renverser un président comme Allende au Chili, cela fait beaucoup de bruit. Cela se voit.
Passer par une opération d'influence, ou " d’action politique secrète" comme on dit dans le jargon, c'est beaucoup plus discret, et cela marche très bien. Dans une ère de communication et de médias de masse, un groupe de mercenaires envoyé pour une barbouzerie quelque part dans le monde, cela finit par se savoir.
Aujourd'hui, tout le monde a une caméra, un micro sur soi. C'est beaucoup plus compliqué. Alors qu'une opération d'influence est plus difficile à attribuer. Et puis, vous pouvez toujours dire : "les gens ont le droit d'avoir des opinions". C'est une autre façon d'agir. C'est la fameuse raison d'État. Et là, on pourrait remonter à Antigone : le mythe d'Antigone, c'est déjà la raison d'État..
L'Eclaireur : N'y a t-il pas par ailleurs une société française, une société d'État, qui fournit des services de formation, d'entraînement, etc. ? J'ai oublié son nom...
Valère Llobet : Oui, vous parlez de DCI, effectivement. Ce n'est pas vraiment une société militaire privée. C'était un Epic – un établissement public à caractère industriel et commercial, une émanation du ministère de la défense. DCI a été vendu récemment au groupe ADIT, un acteur de l'intelligence économique. Ils ont donc privatisé DCI, en léguant les parts à ADIT. Ce dernier conserve une part de capital public.
En ce qui concerne l'opération de systèmes d'armes sophistiqués, on entend beaucoup de choses. Je n'ai pas de nom de société précisément, et je pense qu'on est dans le brouillard de guerre. Il y a probablement des services de renseignement, des forces spéciales, et possiblement des acteurs privés qui forment les Ukrainiens, assistent sur l'usage de matériel sophistiqué.
Pour l'instant, on n'a pas assez d'éléments pour dire précisément qui, quoi, où, comment. Cela viendra.
C'est le fameux déni plausible. C'est même l'un des grands intérêts des SMP. Le déni plausible, c'est un concept de droit américain qui permet à une administration ou à un responsable de dire qu'il n'était pas au courant des agissements de ses subordonnés. L'exemple que j'aime bien citer, c'est Mission Impossible : à la fin du message, il est toujours dit que si vous ou un de vos agents êtes capturé, le département d'État niera avoir eu connaissance de vos activités. Cela veut dire : vous allez faire quelque chose pour nous, mais si vous vous faites attraper, on ne vous connaît pas.
C'est toujours le principe : avoir recours à des acteurs privés, pour pouvoir dire « ce n'est pas nous ». Oui, c'est une société de notre pays, mais on n'a aucun lien avec eux. Les Russes ont fait la même chose avec Wagner, les Américains aussi. Et en Ukraine, The Mozart Group disait : « Non, nous, on agit de notre propre chef. On est des gens choqués par la situation, donc on intervient".
L'Eclaireur : Et en dehors de la sphère occidentale?
Valère Llobet : Le secteur des SMP, le secteur de la privatisation de façon générale des activités régaliennes de défense, de sécurité, de renseignement, est extrêmement porteur. C'est pour cela qu'il y a autant de sociétés. Après les guerres d'Irak et d'Afghanistan, beaucoup de pays dans le monde se sont dit que c'était un système très intéressant. Beaucoup d'États ont voulu créer leurs propres sociétés militaires privées.
De plus, les sociétés militaires privées recrutaient de façon extrêmement large. Par exemple, en Amérique latine, pendant des années, ce sont les sociétés anglo-saxonnes, principalement américaines, qui avaient complètement la main sur le marché. Elles embauchaient à tour de bras dans ces pays, souvent des gens issus des armées, des services de renseignement. On a retrouvé des personnes qu'on savait avoir servi dans les dictatures Sud Américaines au sein des SMP.
On parle souvent de la Russie, mais la Turquie a aussi son groupe Sadat, qui n'est d'ailleurs pas le seul malgré ce qu'il prétend. Il y a aussi un concurrent turc appelé Ekol Grup, qui concurrence Sadat.
Ces sociétés s'inscrivent dans la vision néo-ottomane d'Erdogan, visant à devenir le phare du monde musulman. Ils publient même des plaquettes officielles et des cartes du monde avec les pays musulmans où ils souhaitent s'implanter.
La Chine est également devenue un géant dans le domaine. L'un des fondateurs de leurs SMP est Eric Prince, qui a contribué à la création du Frontier Services Group. Aujourd'hui, il existe de nombreuses sociétés militaires privées chinoises.
Il y a désormais un véritable marché, avec une concurrence sur les services et les prix. Une SMP chinoise coûte beaucoup moins cher qu'une anglo-saxonne.
L'Eclaireur : Mais là, leurs clients sont essentiellement des entreprises privées, je suppose ?
Valère Llobet : Les Chinois s'inscrivent dans la logique des nouvelles routes de la soie. La Chine a une vieille tradition de non-ingérence militaire. L'armée chinoise ne sort quasiment jamais de ses frontières et n'a pas mené de guerre conventionnelle depuis 1979, contre le Vietnam. Pour ne pas entacher ses relations internationales, la Chine rechigne à envoyer son armée protéger ses investissements et ses ressortissants à l'étranger.
C'est pour cela qu'elle a mis en place des SMP le long des nouvelles routes de la soie, aussi bien maritimes que terrestres. Dès qu'il y a un investissement chinois en Afrique – que ce soit une mine, une ligne ferroviaire – on trouve une SMP chinoise. Aujourd'hui, elles sont présentes dans 32 pays africains.