L'intelligence artificielle de Cédric O
L'ex-secrétaire d'Etat au numérique peut continuer de pantoufler dans le privé tout en prenant part au pilotage de la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle. Brillant ou intriguant ?
A la fois conseiller gouvernemental, co-actionnaire et lobbyiste pour Mistral AI, Cédric O a-t-il mélangé les casquettes au risque d'une prise illégale d'intérêt ? Plusieurs fois interpellée sur le cas de l'ex-secrétaire d'Etat au numérique recasé pour partie dans le privé – Cédric O siège également au comité de l’intelligence artificielle générative qui dépend du premier ministre – la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) reste sur ses réserves. Celles qu’elle a édictées en 2022 1.
Pour résumer, Cédric O peut continuer à vaquer à ses occupations, façon PPP (partenariat public-privé) à condition de ne pas tout mélanger et surtout de ne pas favoriser ses intérêts, et ce jusqu'en 2025. Au-delà c’est open-bar…
La ligne est pour le moins ténue. Cédric O a été conseiller du président de la République et du premier ministre en charge des participations de l’Etat et du numérique entre 2017 et 2019. Après quoi, il a été secrétaire d’Etat chargé du numérique jusqu’en 2022.
C’est sous le mandat de Cédric O qu’a été élaboré le programme FrenchTech 2030 : 15 milliards d’euros distribués à 125 entreprises dûment sélectionnées. Dont Mistral AI en 2023 qui venait tout juste d’être lancée. Mistral AI a aussi bénéficié en 2024 d’un autre programme, lancé en septembre 2019 (sous Cédric O donc) : French Tech Next40/120.
C’est donc grâce à Cédric O (mais après que celui-ci ait “quitté” la vie politique, promis-juré) que Mistral AI a pu, quelques années plus tard, bénéficier via la Banque publique d’investissement (BPI) des subsides de l’État. Combien ? On n’en sait rien. Contactés, les services du ministère de l’Économie n’ont pas répondu à nos sollicitations. Quant aux espoirs d’un embryon d’une souveraineté numérique française (ou européenne) boosté à grands coups d’argent public, ils s’envolent chaque jour un peu plus : en juin, c’était au tour du fonds américain DST Global d’entrer au capital. Après que Mistral AI ait signé un partenariat avec Microsoft.
Ce n’est pas la première fois que la HATVP examine la situation de Cédric O. Elle avait d’ailleurs mis son veto à sa nomination au conseil d’administration d’Atos : Cédric O siégeait au gouvernement quand lui ont été accordées des aides publiques.
Pour Mistral AI, Cédric O n’a-t-il finalement que préparé le terrain, fertile, à coups de milliards d’euros souvent perdus – la French Tech a connu un pic de faillites en 2023 – sur lequel est venu s’épanouir la “prometteuse” Mistral AI qui multiplie les levées de fonds en un temps record ? Sans donc concrètement interférer, et ainsi à distance de tout soupçon de prise illégale d’intérêt ?
L’affaire devrait en rester là. Le parquet national financier a confirmé à L’Eclaireur ne pas avoir ouvert d’enquête à ce sujet. Mais elle en dit long quant à la difficulté (et la volonté réelle) d’encadrer les pratiques de pantouflage et rétro-pantouflage en France. Entre des moyens humains et financiers de la HATVP limités qui conduisent la haute autorité à ne contrôler que ce qui a été déclaré pour apprécier le risque de conflit d’intérêts. Et des contrôles a posteriori des réserves dont on voit mal comment ils ne pourraient pas être limités au vu du même manque de moyens et de la multiplication des “portes tournantes” (les revolving doors), de nombreux ministres de Macron venant du privé, et donc retournent au privé.
Ainsi Cédric O est-il censé s’abstenir de toute démarche, y compris de représentation d’intérêts (pour Mistral AI, Artefact ou Solocal, une entreprise du digital dont il vient d’obtenir l’autorisation, moyennant réserves, d’être un des administrateurs) auprès des ministères et des personnes pour lesquels il a travaillé. Comment tout ceci est contrôlé dans le laps de temps, relativement restreint de trois ans à compter de la cessation des activités de l’ex-ministre, ça…
Nous re-publions en accès libre notre article du 24 mars consacré aux affaires Cédric O.
Cent soixante seize euros pour 1,15% du capital de Mistral AI transmutés du jour au lendemain en une valorisation de 23 millions via une société de conseil conseillant Mistral AI ? Mistral AI, histoire d’O ?
La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), cette instance indépendante chargée de contrôler la déontologie des responsables publics et de prévenir les conflits d’intérêts, se penche sur le cas de Cédric O.
De pantouflage en rétro-pantouflage, l'ex-secrétaire d'Etat au numérique a-t-il un peu trop mélangé les casquettes ? Ses fonctions à Mistral AI sont-elles compatibles avec son mandat passé ? Un an après cette reconversion heureuse, la HATVP se penche sur le dossier, confirmant à L’Eclaireur son instruction en cours.
Ce n’est pas la première fois que la HATVP se prononce sur le cas de Cédric O. A plusieurs reprises, la haute autorité a eu à statuer sur les velléités de reconversion de l’ex-secrétaire d’Etat chargé du numérique de 2019 à 2022. Elle avait d’ailleurs mis son veto à sa nomination au conseil d’administration d’Atos au vu des conflits d’intérêts évidents : Cédric O siégeait au gouvernement quand ont été accordées des aides publiques dans le cadre d'un plan sur les technologies quantiques, sur les réseaux du futur ou encore pour créer une filière française du cloud.
L’ex-secrétaire d’Etat avait fait appel de la décision. Décision confirmée par le Conseil d’Etat. Fin de la partie pour Cédric O et Atos. Et début d’une autre partie. Car depuis, l’ex-secrétaire d’Etat a rejoint le conseil d’administration d’Artefact, un cabinet conseil spécialisé dans la data et l’intelligence artificielle où il siège en tant qu’indépendant. Il a aussi et surtout créé en juillet 2022 son propre cabinet d’études, Nopeunteo, malgré les mises en garde de la HATVP.
“L’infraction de prise illégale d’intérêts pourrait notamment être constituée dans l’hypothèse où Monsieur O réaliserait des prestations pour le compte d’une entreprise privée ou prendrait des participations au capital d’une entreprise privée alors qu’il aurait accompli à son égard, au cours des trois années précédentes, en tant que membre du gouvernement, l’un des actes mentionnés à l’article 432-13 du code pénal”, souligne la HATVP dans sa délibération du 14 juin 2022.
“Une prudence toute particulière doit ainsi être observée par Monsieur O dans le choix de ses clients ou des entreprises dans lesquelles il prendrait une participation, notamment si ces derniers appartiennent au secteur du numérique”.
La question de la prise illégale d’interêts se pose sérieusement. Car c’est via son cabinet conseils Nopeunteo que l’ex-secrétaire d’Etat a acquis en avril 2023, moyennant la modique somme de 176 euros, 1,15 % des parts de Mistral AI. Start’up à l’ascension fulgurante, qui a ses entrées à Paris et Bruxelles et au sein de laquelle Cédric O est non seulement co-fondateur et co-actionnaire mais également le lobbyiste attitré et déclaré au parlement européen. Tout en siégeant au comité de l’intelligence artificielle générative qui dépend du premier ministre…
A lire également : [Intelligence artificielle] Les PPP de Cédric O
Au four et au moulin, l’ex-secrétaire a-t-il ménagé certains intérêts particuliers quand il était au gouvernement ? Puis, re-passé dans le privé, continué d’œuvrer en coulisses pour faire avancer ces mêmes intérêts ? Déjà, en 2019, la question se posait quand Cédric O avait plaidé en faveur de l’expérimentation de la reconnaissance faciale. Après avoir travaillé – certes dans le secteur de l’aéronautique – chez l’industriel Safran, lequel commercialisait des solutions de reconnaissance faciale…
Mistral AI a-t-elle bénéficié un peu avantageusement de certaines largesses ministérielles ? C’est sous le mandat de Cédric O qu’a été élaboré le programme FrenchTech 2030 : 15 milliards d’euros attribués à 125 entreprises dûment sélectionnées. Dont Mistral AI qui venait tout juste d’être lancée. Combien la start’up a touché ? Contactés, les services du ministère de l’économie n’ont pas répondu à nos questions.
En attendant, Mistral AI se porte bien, le portefeuille de Cédric O aussi. Sur la base de la dernière levée de fonds de Mistral AI, les actions détenues par Nopeunteo vaudraient déjà près de 23 millions d’euros relève le magazine Capital.
La start’up a non seulement connu une ascension fulgurante, elle a aussi ses entrées à Paris et Bruxelles. Son PDG, Arthur Mensch s’est même payé le luxe de discuter avec Emmanuel Macron lors du salon VivaTech en juin 2023 – trois mois après son démarrage – pour l’inciter à alléger un AI Act qu’il jugeait trop contraignant. Message reçu. Ce 13 mars, le parlement européen a voté une loi sur l’intelligence artificielle notablement allégée par rapport à sa version initiale.
La France, par la voix de son ministre, n’a pas toujours tenu cette position. Lire ce qu’en disait Cédric O secrétaire d’Etat (en 2022) : “Nous avons besoin de plus de réglementation. Si le prix à payer est d’avoir un cadre différent aux États-Unis et dans l’Union européenne, alors nous le paierons”. Et sa version 2023, une fois passé dans le privé : “Les investisseurs attendent de voir quelles seront les conséquences de l’IA Act. S’ils estiment qu’il empêche de créer des champions de rang mondial, alors ils investiront dans des entreprises américaines".
Quant à sa vision du conflit d’intérêt, il l’a développé dans les pages du Monde, non pas face aux questions d’un journaliste mais dans une tribune. Extraits : “la question de l’expérience, et donc de la compétence, des décideurs administratifs et politiques est au moins autant un sujet démocratique que celle des conflits d’intérêts (…) A cet égard, on peut légitimement penser que l’intérêt général commande précisément de faciliter les allers-retours de celles et ceux qui souhaitent mettre leurs compétences au service de la collectivité – et non de les rendre plus compliqués". Et si on supprimait la HATVP ?
“La Haute Autorité a procédé au contrôle du respect de ces réserves. Au terme de ces vérifications et en l’état des informations dont dispose la Haute Autorité, il apparaît qu’aucun élément ne permet de conclure que ces réserves auraient été méconnues”, nous a-t-elle répondu le 17 juillet dernier.