Prigojine - Poutine: trois semaines de délire médiatique
Nous avions vu juste. Et nous ne sommes pas membres des "renseignements occidentaux".
Trois semaines durant, la grande presse, les éditocrates et les experts autoproclamés n’ont cessé de parler de coup d’Etat, de révolte, du Kremlin affaibli. Et ils voudraient nous faire croire qu’il fallait travailler dans les services de renseignement et avoir eu accès aux informations les plus secrètes pour avoir compris que ce n’était pas le cas.
Il suffit d’écouter, de regarder, de lire, de faire l’effort de comprendre - de réflechir.
Nous republions notre analyse du 25 juin dernier.
Poutine est affaibli ! Il y a des failles dans le pouvoir ! Le chaos s’installe en Russie ! C’est la guerre civile !
Sornettes et billevesées.
Vladimir Poutine n’est absolument pas affaibli. Ni dans son opinion publique, ni dans les cercles de pouvoir. Pour une raison fort simple : ce qui s’est passé le 24 juin ne le concernait pas. Personne n’a remis en cause la légitimité et l’autorité du président russe, et certainement pas Prigojine. Ce à quoi nous avons assisté est l’achèvement, par l’intégration des combattants de Wagner, de la réorganisation de l’armée russe débutée en juin dernier. Relire à ce sujet l’article de Big Serge ci-dessous, qu’il nous avait autorisé à traduire. Il reste édifiant.
Guerre russo-ukrainienne : l'offensive de Schrödinger, par Big Serge
On ne sait pas grand chose de Big Serge, si ce n’est qu’il est un analyste particulièrement affuté résidant aux Etats-Unis, qui possède une profonde connaissance de l’histoire et de l’armée russe. Big Serge nous a autorisé à traduire et à publier son dernier article
Il s’est agi, comme nous vous l’exposions dans notre podcast, d’une grosse engueulade à la russe qui ne porte pas à conséquence puisque l’issue en était connue d’avance et qu’elle ne visait que le ministère de la Défense et l’état major des armées. Personne d’autre. C’est contre Choïgou, le ministre de la Défense et Guerassimov, le chef d’État major des armées, que Prigojine hurlait. Pas contre Poutine. Choïgou et Guerassimov se sont débarrassés de Prigojine en le laissant faire.
On a d’ailleurs constaté qu’aucune poursuite n’a été diligentée contre les combattants de Wagner (5 000 à 7 000 sur un total de 25 000) ayant participé à la pitrerie de Prigojine, qui a été promptement envoyé en Biélorussie s’occuper des affaires africaines et moyen-orientales de sa société militaire privée. Une grosse engueulade à la russe qui ne porte pas à conséquence. Du moins pour les Russes. Pour l’Ukraine et l’Occident, c’est une toute autre affaire.
Essayons donc de remettre l’isba au milieu du village et de rendre au moujik sa vodka. Selon la vieille tradition russe qui n’a connu d’exception que durant la guerre civile de 1917-1921, le pouvoir politique ne se mêle pas de la conduite des opérations militaires. Même Staline a très rapidement lâché la bride à ses généraux durant la Seconde Guerre mondiale, comme le rappelle Jacques Sapir. Contrairement à Hitler, ce qui explique en partie des désastres comme Stalingrad et Koursk.
En temps de guerre, le pouvoir politique russe s’attache, selon la formule consacrée, à ce que l’armée ait suffisamment de canons et que la population ait suffisamment de beurre. Ce sont les militaires qui font la guerre. Vladimir Poutine n’a pas dérogé à cette règle.
Contrairement à ce qu’affirment dirigeants, médias et experts occidentaux, la Russie est un pays très légaliste où le respect de la loi revêt une grande importance. Si l’année dernière, la Russie a décidé d’annexer quatre oblasts ukrainiens avant de lancer sa mobilisation, c’est parce que la loi russe interdit d’engager la réserve hors des frontières de la fédération sans déclaration de guerre. Il n’y a toujours pas de déclaration de guerre entre l’Ukraine et la Russie. Il fallait donc annexer au préalable ces oblasts pour pouvoir y déployer des troupes mobilisées.
De même, les sociétés militaires privées sont interdites en Russie. Comme en France, le mercenariat y est une infraction pénale passible d’une lourde peine de prison. Ce n’est qu’à partir du moment où l’opération spéciale a débuté qu’il fut toléré que Wagner ouvrit des locaux à Saint Petersbourg. Pour un temps.
L’inévitable destin de tout mercenaire est de rentrer tôt ou tard dans le rang, en intégrant l’armée régulière ou en retournant à la vie civile. Sinon, c’est la prison ou l’exil. Le ministère de la Défense a exigé il y a deux semaines que les combattants de Wagner s’engagent comme soldats professionnels dans l’armée russe. Prigojine a refusé, alors que cette issue était inévitable, ne serait-ce que juridiquement, même s’il s’est agi d’une décision politico-militaire.
Le rôle de Wagner fut de fournir les troupes de choc qui ont permis d’opérer le “hachoir à viande” de Bakhmut pendant dix mois. Cette mission lui a été donnée non par Vladimir Poutine mais par le général Sergeï Sourovikine, une vieille connaissance de Prigojine depuis la Syrie. La fonction de Wagner n’a pas consisté à fournir de la chair à canon pour épargner les troupes russes. Wagner a bénéficié du soutien massif de l’armée - forces spéciales, artillerie, aviation, logistique, communication et ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance).
Wagner fut l’arme à double détente qui a permis (1) de saigner à blanc l’armée ukrainienne en la fixant sur un point du front pendant (2) que l’armée russe connaissait une réorganisation sans précédent. Le faible effectif de 80 000 troupes de combat engagé les quatre premiers mois du conflit (ce qui, rappelons le, a suffi pour défaire l’armée ukrainienne professionnelle de 400 000 hommes entraînée et équipée par l’Otan depuis 2014) n’est pas que le reflet du pari russe que l’Ukraine et l’Occident négocieraient rapidement la fin des hostilités. Ce fut également la manifestation que l’armée russe, à l’époque une armée de défense, ne disposait pas de l’organisation nécessaire pour mener des opérations offensives à grande échelle et dans la durée.
Il a donc fallu transformer cette armée de défense en armée offensive capable d’atteindre l’objectif de démilitarisation d’une Ukraine continuellement réarmée par l’Otan. Ce qui a exigé du temps. D’où, à partir de juillet 2022, la posture défensive russe, la construction de formidables lignes de défense sur l’ensemble du front et le hachoir à viande de Bakhmut. Comment le savons-nous ? Tout simplement parce que les Russes l’ont dit. Il suffisait d’écouter. Vladimir Poutine a, à compter de juin 2022, tablé sur un conflit de haute intensité d’une durée de 30 mois pour neutraliser l’Ukraine. Il lui en reste donc 18.
La réorganisation de l’armée russe est aujourd’hui achevée. L’Occident, en refusant de négocier, a provoqué l’émergence d’une armée continentale russe dont la puissance n’a pas d’égale au monde et face à laquelle les armées de l’Otan n’ont que peu de chance de victoire, dans une guerre conventionnelle comme dans une guerre nucléaire. Tout comme la dénonciation unilatérale par les Américains des traités de sécurité mutuelle au début des années 2000 et le positionnement de missiles en Europe de l’Est a eu pour résultat le développement des imparables armes hypersoniques russes…
Rajoutons que, outre démilitariser l’Ukraine en détruisant durablement ses capacités militaires, la Russie a également désarmé l’Otan dont les arsenaux sont vides et dont l’industrie est dans l’incapacité de reconstituer rapidement ses stocks tout en continuant d’armer Kiev. Vous voyez la différence entre des joueurs d’échec et des joueurs de petits chevaux ?
Comme dans toute organisation humaine, il y a au sein du ministère de la Défense et de l’armée russe des luttes de pouvoirs. En l’espèce, elles peuvent se résumer dans l’opposition entre les partisans d’une ligne dure prônant une guerre quasi-totale dans laquelle le maximum de ressources sont engagées pour obtenir rapidement une victoire décisive, et ceux qui plaident pour une approche plus mesurée qui protège l’économie et la population russe, et ménage mieux l’avenir.
Sauf qu’aujourd’hui, cette question ne se pose plus. Si les modérés ont eu raison de mettre la pédale douce et de choisir une guerre d’usure, cette attrition des capacités militaires de l’Ukraine et de ses sponsors occidentaux est telle que, conjuguée à la transformation de l’armée russe conduite avec succès, le consensus à Moscou semble être qu’il est temps d’enlever les gants.
Les Russes n’ont en effet pas l’intention de laisser s’installer un “conflit gelé” à la coréenne comme le souhaitent l’Otan et les néoconservateurs américains et européens aux abois. S’il faut aller jusqu’à la frontière polonaise, les Russes iront. D’ailleurs, ils ne sont pas loin. Ils ont massé 200 000 hommes en Biélorussie.
Verra-t-on rapidement des changements dans la composition de l’État major russe et l’arrivée du très populaire général Sourovikine à sa tête ? Si c’est le cas, c’est une très mauvaise nouvelle pour l’Ukraine, et par ricochet pour l’Occident. Si en plus est nommé ministre de la défense Alexei Dyumin, qui a dirigé en 2014 l’opération d’annexion de la Crimée, c’est la fin des haricots.
Des rumeurs insistantes d’une nouvelle contre-offensive ukrainienne engageant ses réserves stratégiques circulent. Cela signifie que les troupes de la première ont été laminées au point de n’avoir plus aucune chance de percer. Elles ne sont d’ailleurs jamais arrivées jusqu’à à la première ligne de défense russe.
Gageons que cette nouvelle offensive ukrainienne se terminera en eau de boudin comme la première, l’Ukraine ne disposant pas de quoi obtenir un succès stratégique. Alors les Ukrainiens risquent de se retrouver très rapidement confrontés à une offensive russe qui ne sera pas menée comme au printemps 2022 par les bataillons tactiques, de petites unités très mobiles issues de brigades, mais par des divisions, des grandes unités de plus de 8000 hommes, qui seules disposent de la coordination, de la puissance de feu et de la logistique nécessaires à mener des opérations en profondeur dans la durée. Le tout bien à l’abri sous la suprématie aérienne russe.
Si l’offensive ukrainienne débute le 27-28 juin et si on lui estime une “durée de vie” équivalente à la première, elle se terminera dans un nouveau bain de sang aux alentours du 5 juillet. L’offensive russe pourra alors débuter au moment même où se tiendra le sommet de l’Otan à Vilnius, les 11 et 12 juillet.
Sic transit gloria mundi.
PS : il faudra tôt ou tard juger ceux qui, chez nous, ont provoqué cette catastrophe et poussé à la mort des centaines de milliers d’êtres humains dans un conflit qu’il était facile de prévenir, au seul motif que ceux qui ne partagent pas leur vision du monde sont le mal et dans le seul but d’imposer un “ordre mondial basé sur les règles” (qui existe déjà, c’est la charte des Nations Unies. Mais on peut difficilement la réécrire à sa guise).
Voir l’analyse de Larry Johnson, ex-CIA.