[ Santé ] "On n'est plus au pied du mur, on est dans le mur"
En 2021, le vice-président du Conseil de l'ordre des médecins de l'Isère, le Dr Legeais, appelait en urgence à un choc d'attractivité. Un an plus tard, le choc est là. Mais pas l'attractivité.
Dans les hôpitaux et aux urgences, le nombre de décès faute de soins prodigués dans les temps, se multiplient. Il y a un mois, un septuagénaire est mort sur un brancard de l’hôpital de Saint-Malo. Début octobre, deux prématurés en réa ont dû attendre pour être transférés : l’un n’a pas survécu. Aux hôpitaux universitaires de Strasbourg, par deux fois, en mars et septembre, des patients décédaient faute de prise en charge. Etc, etc.
Alors que la litanie des drames s’égraine sans que cela n’émeuve presque plus personne, nous republions notre entretien du 29 octobre 2021 avec le docteur Didier Legeais. A plusieurs reprises, et dès 1997 quand il était président national des internes, le vice-président du conseil de l'Ordre en Isère a alerté les pouvoirs publics.
Il y a un an, la commission d’enquête du Sénat sur l’hôpital réclamait un “choc d’attractivité”. Il ne s’est rien passé. Alors que les médecins libéraux, en grève une seconde fois en cette fin d’année, réclament dans le droit fil le doublement du tarif de consultation de base, de 25 à 50 euros, le gouvernement en appelle à “l’union sacrée”. Alors que ce sont bien les exécutifs successifs, assistés par des cabinets de conseils, qui sont les responsables de la destruction du système de santé. Sur le même modèle de ce qui a été fait au Royaume Uni à la fin des années 1990.
L’Eclaireur - Les soignants s’en vont, des services hospitaliers ferment les uns après les autres. Cela fait pourtant des années que les professionnels de santé tirent la sonnette d’alarme. Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
Dr Didier Legeais - Nos dirigeants ne voient pas plus loin que le bout de leur mandat. On veut solutionner des problèmes à cinq ans. Mais les solutions aux problèmes de la démographie médicale se gèrent sur vingt ans.
A cause d’une erreur historique du Conseil national de la Résistance, qui a décidé de prélever les cotisations à la sécurité sociale sur le salaire, on a développé depuis les Ordonnances Juppé de 1997 une politique d’économie de santé pour faire en sorte de prélever le moins possible. Depuis, les PLFSS (projets de loi de financement de la Sécurité sociale) et la création de l’Ondam (l’objectif national de dépenses d'assurance maladie), on a décidé de s’intéresser aux problèmes de santé, en termes de budget, par la lorgnette du coût de l’année suivante.
En 1997, quand j’étais président national des internes, j’avais interpellé Jacques Barrot et Alain Juppé sur le fait que l’on allait manquer de médecins en 2020. De fait, le baby-boom est devenu un papy-boom. Et ce papy-boom arrive en même temps que le nombre de médecins, très élevé à l’époque, est en train de partir massivement en retraite. On a donc une demande de soins qui explose parce que les patients sont âgés, parce que la qualité des soins a augmenté et en même temps un départ en retraite massif de médecins.
Le numérus clausus qui était à 8 000 dans les années 70 est tombé à 3 000. On va rester dans le creux de la vague pendant quelques années.
L’Eclaireur - La démographie médicale n’explique pas tout…
Dr Didier Legeais - Les raisons sont cumulatives. Progressivement, les médecins ont perdu leur capacité à se faire aider. On a licencié plus de 50 000 secrétaires médicales. Ils se sont regroupés pour dépenser le moins possible puisque le tarif de consultation n’a pas augmenté comme l’inflation. Le tarif de consultation était de 22,80 euros en 2000. Aujourd’hui, pour les médecins de secteur 2, il est de 23 euros et pour les médecins de secteur 1, de 25 euros.
Et puis on a un énorme grain de sable qui est le coronavirus. En 2013, en tant que représentant national des chirurgiens, j’avais lancé une pétition et un coup de gueule en disant que si on avait une épidémie de coronavirus, le système de santé s’effondrerait. Que si on avait l’arrivée d’une épidémie très contagieuse, on ne pourrait pas faire face en termes d’hébergement et d’accès aux soins. Mon coup de gueule n’a servi absolument à rien.
Tous les projets de loi de financement de la sécurité sociale n’ont eu de cesse que de vouloir faire des économies de santé. Il n’y a eu de cesse de la part des politiques, que ce soit les Ordonnances Juppé, la loi Hôpital Patients Santé de Mme Bachelot, la loi Touraine, que de diminuer les secteurs de garde, que d’augmenter toutes les mesures et règles de contrôle des professionnels de santé.
Et qu’est-ce qu’on voit aujourd’hui ? Qu’on retourne vers une politique austère. Au moment où les soignants ont le plus de souffrance, le plus de boulot, la direction générale de l’offre de soins (DGOS) sort des règlementations de re-certification, de contrôle d’activité et d’accréditation. Et bien, elle va nous perdre…
L’Eclaireur - La fin du numérus clausus peut-elle pallier à cette pénurie ?
Dr Didier Legeais - La nouvelle génération est deux fois moins nombreuse, en termes de formation, que les médecins qui partent en retraite. Pour un médecin qui est formé, deux s’en vont. Qui plus est, les médecins nouvelle génération ne veulent plus travailler 70 heures par semaine…
Les étudiants sont 70 000 en première année de médecine et on en prend 8 000 ! On en jette à peu près 62 000 et derrière, c’est pour recruter à peu près 35 000 médecins à diplôme extra-Union européenne. Cela veut dire que l’on aurait pu récupérer des médecins diplômés français. En fait, on ne les a pas formés. On a fermé les facs, on a interdit d’en former trop. Et brusquement on a ouvert. Et brusquement les hôpitaux ne sont plus adaptés pour les recevoir. On n’est plus au pied du mur, on est dans le mur.
Depuis vingt ans, excepté la crise Covid, les Français n’ont eu de cesse que de critiquer leurs professionnels de santé. Une infirmière qui vient à domicile pour faire une piqûre est payée 2,75 euros. Est-ce que vous connaissez une profession qui se déplace chez vous pour 2,75 euros ? Et bien, les Français ont ce qu’ils méritent. Le problème, c’est que ce n’est pas eux qui ont décidé cela, c’est leurs hommes politiques.
L’Eclaireur - Quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre ?
Dr Didier Legeais - Aujourd’hui, il n’y a pas de rab. Quand il n’y a pas de rab et que vous perdez 15 % des gens qui sont malades, en burn-out ou ailleurs, ça s’effondre. Les autres, ceux qui restent, ne peuvent pas encaisser 15 % d’activité en plus quand ils sont déjà à 120 %.
A cela s’ajoutent les difficultés au quotidien. S’installer en ville, comme à Paris ? C’est trop cher. Dans les banlieues difficiles ? On vous casse la voiture, on vous menace. On a eu un médecin de SOS médecin qui a été passé à tabac. S’ils veulent qu’on y retourne, il faut nous donner les moyens d’être protégés. La République a abandonné ses quartiers et on aimerait que les médecins soient obligés d’y aller ? Et comme aujourd’hui 70 % des promotions sont des femmes, elles ont encore plus peur.
Dans les campagnes, personne n’y va. Ni l’État, ni nous. Parce qu’il n’y a pas d’école, il n’y a pas de magasins… Et quand des médecins y vont, ils gagnent moins leur vie qu’en ville car ils font moins d’actes. Mais c’est de la médecine intéressante ! Mais une médecine intéressante est une médecine longue. Si je reçois une personne âgée qui consulte peu, la consultation dure trois quart d’heure. Vingt-cinq euros. Donc pourquoi j’irais à la campagne ? Il n’y a pas de politique de santé publique.
Cette souffrance, on la retrouve chez tous ceux qui s’occupent de sécurité et du sanitaire. Les pompiers sont maltraités, les policiers sont maltraités, les gendarmes sont maltraités.
Il faut très vite remettre de la bienveillance, améliorer les conditions de travail des hôpitaux publics et des urgences, améliorer la rémunération de ceux qui sont en première ligne pour permettre de recruter. En médecine de ville, il faut soulager les soignants de plein de tâches administratives, mieux payer les actes, libérer les tarifs. Il y a des choses à faire !
Mais, depuis vingt ans, on a formé et formaté les cadres administratifs avec l’objectif principal de contrôler les dépenses. La génération qui a mon âge, 40-50 ans , est épuisée, dégoûtée.
Avez-vous entendu un homme politique parler de la surpopulation ? La population mondiale est passée de 2 à 8 milliards d’habitants. Personne ne bouge. On rouspète et on pleure sur la petite population de migrants qui arrivent du Maghreb. Mais cette population va être multipliée par cent dans les vingt-cinq années qui viennent.
Nous allons droit vers une catastrophe mondiale en termes de surpopulation. Dès que vous avez une surpopulation, vous avez des virus ravageurs. Le Covid n’est que le premier. Il y aura d’autres épidémies bien plus graves.