[ Série ] Le Brésil, dictature judiciaire
Comment la plus grande démocratie d'Amérique du Sud voit sa société contrôlée par un quarteron de juges de la Cour Suprême, omnipotents.
Nous commençons une série sur Brésil, immense pays d’Amérique latine en train de sombrer dans la dictature des juges, où la liberté d’expression est de plus en plus brutalement réprimée. Le prochain volet sera une interview de David Agapé, journaliste d’investigation basé à Sao Paulo.
Afin de planter le décor, voici un article que nous avions publié au moment de l’élection de Jaïr Bolsonaro en 2018, qui avait fait hurler toute la grande presse française.
Article originellement publié le 28 octobre 2018.
À tous les perpétuels indignés qui qualifient l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République du Brésil d’avènement d’une dictature – la presse « mainstream » française en tête – alors qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce dont ils parlent, cessez de réagir comme des chiens de Pavlov. Commencez à réfléchir. Vous découvrirez alors que l’élection de Bolsonaro est l’arbre qui cache la forêt, une forêt bien rassurante.
Le Brésil, connaît depuis une vingtaine d’années une croissance annuelle moyenne d’environ 5 %. Lula et Dilma n’y sont pour rien, même s’il faut reconnaître que le Parti des travailleurs (PT) a mis en œuvre des programmes sociaux très efficaces pour les plus démunis. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui, particulièrement en milieu urbain, sont sortis de la simple subsistance pour intégrer la classe moyenne. Ce sont ces personnes – petits employés, cadres moyens, fonctionnaires, y compris dans les favelas – qui réclament ordre et sécurité, ainsi qu’un retour de la croissance, freinée par la politique économique de Rousseff, puis de Temer. C’est, à notre sens – et nous pouvons nous tromper – la principale explication du vote pour Bolsonaro.
La réduction significative de la pauvreté au Brésil n’a pas mécaniquement entraîné une diminution de la violence extrême qui caractérise cette société. La pauvreté, en elle-même, n’est pas la seule cause de la violence. Avec plus de 60 000 homicides par an, le Brésil se situe au niveau d’une guerre de haute intensité, comparable à la Syrie ou au Yémen.
Quant aux fausses nouvelles, elles pullulent dans toutes les campagnes électorales, y compris en France, et ne sont pas l’apanage de l’extrême droite.
Les indignés oublient également que le Brésil est un État fédéral : les États fédérés disposent de pouvoirs très étendus, de la police à l’environnement, et élaborent leurs propres lois dans leurs propres parlements.
Au niveau fédéral, le président ne dispose pas de l’initiative législative (proposer des lois), seules les deux chambres du Congrès en disposent. Cela signifie que pour faire passer une loi afin de mettre en œuvre sa politique, il faut d’abord que le président convainque des députés et/ou des sénateurs de l’endosser, puis il faut trouver une majorité pour la voter. Autant dire que du projet présidentiel à la réalité de la loi, il y a long et que le résultat final est très largement amendé afin de justement la faire voter. Le Brésil a un régime présidentiel mais il n’est pas bipartisan comme aux USA.
Bolsorano ne possède pas de majorité au Congrès national, c’est à dire à la chambre des représentants (législatives le même jour que le 1er tour de la présidentielle) et au sénat (renouvelé des 2/3 le même jour que le 1er tour de la présidentielle).
Il est même très loin d’en avoir une, puisque que son parti, le Parti social libéral, n’est que le 2eme parti à la chambre des représentants (avec 52 sièges sur 513) derrière le Parti des travailleurs et se retrouve en 6eme position au sénat (avec 4 sièges sur 81).
Boslorano n’a aucun pouvoir de dissolution. Donc l’extrême droite n’est pas au pouvoir au Brésil parce que l’extrême droite ne possède la majorité ni à la chambre des représentants ni au sénat. Il va lui falloir trouver au moins 205 députés pour dégager une majorité à la chambre des représentants et au moins 38 sénateurs pour détenir une majorité au sénat. C’est donc Bolsorano qui est tributaire des autres partis, pas l’inverse. Sa coalition, s’il arrive à en former une, pourra à tout moment le mettre en minorité.
La question est donc de voir (a) comment Bolsonaro va se comporter avec le parlement et l’opposition (quelles alliances va t-il nouer pour gouverner et quelles – forcément très importantes – concessions va t-il devoir faire) et (b) comment Bolsonaro va t-il faire usage de ses pouvoirs exécutifs plus limités que ceux du président des USA, notamment en matière de politique étrangère, de police, d’économie et d’environnement, et comment cela sera relayé dans les 14 Etats sur 26 dont son parti vient de remporter les gouvernorats (soit 54% des Etats, score proche du sein au deuxième tour de la présidentielle).
La France a connu dans l’ordre chronologique, de 1789 à 1870 : une révolution et la première République (y compris la terreur); le Consulat; le premier Empire; une Restauration; les cents jours de Bonaparte; une seconde Restauration; la deuxième République; un second Empire; la troisième République. Tout ça en moins d’un siècle! Et durant cette période, ce sont bien des régimes autoritaires qui ont largement dominé. Il a fallu non seulement la défaite de 1870 mais aussi la Première Guerre mondiale pour solidifier la République – et encore, il a fallu deux autres Républiques, la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation nazie. Les tentatives de coup d’État ont perduré jusqu’en 1961 (putsch des généraux).
Le Brésil est sorti de la dictature militaire en 1984, il y a donc 34 ans, une génération. Pourquoi donc un pays de la taille du Brésil nécessiterait moins de temps que nous pour stabiliser un régime et des institutions démocratiques? Or il se trouve que le Brésil est une démocratie moderne, bien plus moderne que notre démocratie féodale française à bien des égards.
Non seulement les perpétuels indignés font preuve d’une ignorance crasse et ne prennent pas la mesure du temps de l’histoire, mais en plus ils imposent, médias en tête, une lecture profondément ethnocentrique en appliquant leurs propres normes de manière hystérique à un pays qu’ils ne connaissent pas et auxquels leurs normes ne peuvent pas s’appliquer.
En ce qui nous concerne, nous ne sommes ni optimistes ni pessimistes. Nous n’avons pas la moindre idée de l’évolution future des événements. Nous restons donc vigilants. Force est toutefois de reconnaître que Jair Bolsonaro a été élu lors d’une élection démocratique régulière. Il dispose de bien moins de pouvoirs que le président français et fait face à des contrepouvoirs plus puissants que lui. La Constitution brésilienne, d’une intelligence remarquable, a été conçue pour anticiper l’élection au suffrage universel d’un président d’extrême gauche ou d’extrême droite, tout en garantissant l’existence de contrepouvoirs plus forts, eux-mêmes issus du suffrage universel. À ce jour, les institutions démocratiques brésiliennes n’ont pas été suspendues, et il serait extrêmement difficile de le faire. En effet, le président ne peut décréter seul l’état d’urgence, celui-ci devant être approuvé par le Parlement, où Bolsonaro n’a pas l’ombre d’une majorité. En réalité, le régime présidentiel brésilien est plus sain que celui des États-Unis.
Pour ceux qui souhaiteraient comprendre plus avant les multiples convulsions que connait un pays dans sa longue (et souvent sanglante) voie vers la démocratie, lisez donc cette excelle note qu’on doit à Renée Frégosi. Tout y est.
Non, l’élection de Jaïr Bolsonaro ne marquera pas l’avènement d’une dictature au Brésil, parce qu’un retour en arrière est tout simplement impossible. Ce qu’on va plutôt voir émerger est une démocratie avec un exécutif autoritaire qui ne sera même pas encore une démocrature, avec le lot d’inégalités et d’injustices que cela suppose. Pas l’idéal certes, mais c’est là le résultat de la faillite des partis politiques traditionnels, à commencer par celle de la gauche. Ce sera un épisode dans l’histoire du Brésil, choisi par les Brésiliens, dont personne ne connaît l’issue sur laquelle seuls les brésiliens influeront summa summarum.
Plutôt que de s’indigner, certains devraient garder à l’esprit que la démocratie n’est pas un acquis, même en Europe, même en France, mais une bataille perpétuelle.
Ça serait bien aussi si on cessait d’insulter un peuple parce qu’il a fait un choix que nous désapprouvons.