Futur de l’armée ukrainienne: zugzwang pour l’UE
TRIBUNE - L’Union européenne se retrouve dans une impasse du seul fait de la réintégration des soldats ukrainiens une fois la paix obtenue.
Alors que les négociations pour la paix afin de mettre un terme à la guerre d’Ukraine se font sans les Européens - les Russes n’en veulent pas et Washington en a soupé des obstructions systématiques de la “coalition des volontaires” - la question de l’armée ukrainienne est centrale. La Russie a toujours considéré l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan comme une ligne rouge. Son objectif principal depuis le lancement de l’opération spéciale est la neutralisation de l’Ukraine, qui passe par la limitation de ses capacités militaires.
Oleg Nesterenko, installé à Paris depuis plus de vingt ans, est le président du Centre de commerce et d’industrie européen (CCIE); Ancien directeur de MBA et ancien professeur auprès des masters des grandes écoles de commerce, il nous livre son analyse en la matière.
Dans notre rubrique Réflexions libres, les propos des auteurs n’engagent qu’eux-mêmes et ne reflètent en aucun cas les opinions de L’Eclaireur, au-delà de notre choix, que nous jugeons nécessaire, de leur donner la parole dans un soucis de pluralisme et de meilleure compréhension du monde.
Par Oleg Nesterenko.
Le “Zugzwang” est une situation aux échecs dans laquelle le joueur ne dispose d’aucun mouvement favorable possible : toute action qu’il entreprendra entraînera une détérioration de sa position sur l’échiquier.
Dans le cadre des actuelles négociations officieuses de l’accord de paix entre l’Ukraine et la Fédération de Russie — ou, pour être plus précis, entre le bloc de l’Otan et Moscou — la question des effectifs de l’armée ukrainienne durant la période post-guerre est présentée comme l’un des points clés du désaccord entre les Russes et les Ukrainiens, avec les « va-t-en-guerre » européens en arrière-plan.
Sans présenter l’analyse de l’ensemble des clauses d’un éventuel accord de paix, je m’arrêterai sur la question en termes quantitatifs de la future armée ukrainienne, dont l’importance, singulièrement sous-estimée, transcende les narratifs propagandistes des grands médias occidentaux.
Le récit dominant oppose la volonté de Moscou de minimiser le nombre de militaires dans l’armée ukrainienne à la position du camp ukraino-européen, réticent à toute réduction d’effectifs.
Le plan de paix proposé par l’administration Trump préconise une réduction de l’armée ukrainienne à 600 000 militaires actifs, tandis que les exigences de l’Union européenne oscillent autour de 800 000 individus.
Cela étant, il convient de souligner que la focalisation sur l’aspect sécuritaire s’avère non seulement fallacieuse, mais aussi déconnectée des impératifs socio-économiques de la réalité que connaîtra l’Ukraine dans un avenir proche. L’équation est considérablement plus complexe.
Les effectifs de l’armée
Aujourd’hui, le nombre exact de soldats et d’officiers servant dans l’armée ukrainienne reste indéterminé. Les estimations, issues de sources officielles et non officielles, suggèrent une fourchette de 800 000 à 950 000 individus, incluant un nombre significatif de déserteurs, estimé entre 200 000 et 300 000 selon diverses sources ukrainiennes (le chiffre officiel de plus de 120 000 poursuites judiciaires intentées contre des militaires ayant déserté les rangs de l’armée ukrainienne n’en reflète guère l’ampleur réelle).
En conséquence, l’effectif réel de l’armée ukrainienne se situerait entre 500 000 et 750 000 personnes, dont environ 200 000 sont directement engagées dans les combats sur la ligne de front.
Quelle est la signification de ces chiffres ?
Le fait que ces effectifs s’inscrivent dans la « zone de marchandage » proposée par Washington — suggérant une absence de demande de concessions en termes d’effectifs de la future armée ukrainienne — constitue un aspect peu éclairé par les médias mainstream occidentaux, mais néanmoins secondaire dans cette problématique.
Il est pertinent de rappeler qu’avant l’entrée de la Russie en guerre, l’ensemble des forces armées ukrainiennes comptaient environ 200 000 soldats et officiers. Ce chiffre tenait déjà compte de la guerre menée par Kiev dans la région du Donbass depuis avril 2014.
Parallèlement, les armées les plus importantes des pays de l’Union européenne en termes d’effectifs actifs, telles que celles de la France et de la Pologne, comptent également près de 200 000 militaires chacune. Cette taille relativement réduite s’explique par le fait qu’en temps de paix, des armées plus importantes, pour des pays ayant le poids démographique et économique de la France, constitueraient une charge économique excessive. Une augmentation hypothétique des effectifs militaires français de 200 000 à 300 000 serait fortement préjudiciable à une économie se situant déjà au bord de la récession.
L’Ukraine, confrontée à un effondrement économique et démographique avéré, ne sera pas en mesure de financer une armée de 800 000 hommes, ni même de maintenir un effectif de 200 000 militaires actifs comme avant 2022. À l’issue du conflit, le pays sera plongé dans une récession profonde et durable.
Qu’ils le veuillent ou non, même une fois le conflit actuel achevé, les contribuables européens devront inéluctablement continuer de financer Kiev par le biais de dotations massives, se chiffrant à plusieurs dizaines de milliards d’euros par an et grevant ainsi durablement les finances publiques de le leurs pays .
Le piège ukrainien
Les narratifs véhiculés par les canaux de propagande du bloc otanien quant au rôle futur et crucial de l’armée ukrainienne dans la défense de l’Union européenne divergent considérablement de la réalité. Contrairement aux affirmations publiques, aucun gouvernement européen, aussi russophobe soit-il, ne consentira à des sacrifices substantiels au profit d’une armée étrangère dont la fonction se limite à constituer un rempart temporaire face à l’armée russe, un « consommable » stratégique pendant les années nécessaires au renforcement des forces armées nationales.
À l’issue de ce processus, il est vraisemblablement prévu que l’armée ukrainienne, déjà chroniquement sous-alimentée même en période de guerre, soit progressivement abandonnée à son propre sort, faute d’une dotation annuelle de plusieurs dizaines de milliards d’euros, indispensable au maintien du niveau de capacités affiché dans les déclarations officielles.
Cela étant, le futur drame des capitales européennes réside dans le fait que, sans reléguer l’Ukraine au statut d’État paria et sans fermer hermétiquement sa frontière avec l’UE, l’interruption des perfusions financières susmentionnées s’avérera irréalisable, même en cas d’accession massive au pouvoir, dans les pays de l’Union, de gouvernements souverainistes, voire ouvertement anti-ukrainiens.
Actuellement, la rémunération d’un soldat du rang directement engagé dans les zones de combat excède fréquemment 100 000 hryvnias, soit près de 2 000 euros par mois. Depuis plusieurs années, plus de 200 000 individus, sur un effectif total estimé entre 500 000 et 750 000 militaires d’active, se sont non seulement familiarisés avec la confrontation directe à la mort et l’acte de tuer, mais également habitués à percevoir une rétribution qui, pour la majorité d’entre eux, représente un multiple de cinq par rapport à leurs revenus civils antérieurs au conflit. À titre indicatif, le revenu moyen de la population ukrainienne en 2021 s’élevait à 14 018 hryvnias par mois, soit environ 434 euros bruts (ministère des Finances de l’Ukraine, 2021).
Au sortir du conflit armé, des centaines de milliers de combattants retrouveront une vie civile désenchantée, confrontés à une économie en ruines et à la quête ardue d’un emploi précaire, rétribué au mieux quelques centaines d’euros mensuels.Les sondages déjà réalisés en Ukraine sont sans équivoque et ne comportent aucune surprise : plusieurs dizaines de milliers de personnes formées et habituées à tuer, et dont la psyché a été détruite par la guerre, prendront le chemin de l’Union européenne afin d’y retrouver le niveau de rémunération auquel elles se sont habituées depuis des années, et ce par tous les moyens à leur disposition, y compris violents et criminels.
Les capitales européennes seront alors confrontées à un choix très restreint : soit maintenir un financement substantiel et pérenne de l’armée et de l’économie ukrainiennes, soit accueillir sur leur sol des dizaines de milliers d’individus déséquilibrés et violents, en quête d’un niveau de vie confortable, soit, comme mentionné plus haut, mettre l’Ukraine sous le statut d’Etat paria et fermer sa frontière à la libre circulation avec l’UE.
Au regard des politiques menées ces dernières années par Bruxelles et la majorité des gouvernements européens, et considérant les risques inhérents pour les « élites » à la seconde option, le maintien d’un financement conséquent de Kiev apparaît comme le moindre mal.
Cependant, l’indignation affichée par les décideurs européens face à la proposition de l’administration Trump de ramener les effectifs de l’armée ukrainienne à 600 000 hommes à la fin du conflit relève d’une grossière chimère dont l’objectif véritable est d’empêcher la signature d’un accord de paix et de faire perdurer la guerre le temps nécessaire pour l’Union européenne de restructurer ses armées au prix de sacrifices socio-économiques que ses contribuables feront de gré ou de force.





Tres interessant cette analyse de l'après guerre, avec des perspectives fort peu réjouissantes, mais neanmoins probables. La folie de nos dirigeants nous aura précipité dans les abimes pendant des decennies.