[ Tribune ] "La vie de certains lanceurs d’alerte, comme Stéphanie Gibaud, devient un enfer"
Des défenseurs suisses des lanceurs d'alerte interpellent Elisabeth Borne sur le cas de Stéphanie Gibaud. En France, les associations anti-corruption sont aux abonnés absents.
Avec l’affaire UBS, l’Etat français a recouvré 4,5 milliards d’euros de redressements fiscaux et de pénalités, auxquels va venir s’ajouter la confiscation des profits réalisés par UBS en organisant la fraude et ses intérêts, qui seront déterminés lors d’un nouveau procès en appel.
Bercy a utilisé, par le truchement de la douane judicaire, d’anciens employés et des employés d’UBS, dont Stéphanie Gibaud, comme agents de renseignement afin d’obtenir des informations, propriétés de la banque zurichoise, qui n’étaient pas stockées sur des serveurs situés dans l’Hexagone. Cela pose question puisque, secret de l’instruction oblige, une information judiciaire en cours n’a pas vocation à “en même temps” renseigner le fisc. Nous l’avons montré dans notre enquête, en accès libre ci-dessous.
[ Fraude fiscale ] UBS, Union des brigands suisses (et de Bercy)
“Oh vous savez, les Français trouveront toujours toujours des raisons politiques pour justifier leurs placements en Suisse” - Réplique du film “Espion lève-toi” d’Yves Boisset (1980), dialogues de Michel Audiard. La Cour de cassation a validé aujourd’hui la culpabilité d’UBS telle qu’arrêtée en appel (blanchissement aggravé de fraude fiscale et démarchage illégal) mais a cassé le montant de 1,8 milliards d’euros
Deux défenseurs suisses des lanceurs d’alertes font ce qu’aucune ONG anti-corruption ne fait en France – Anticor s’est contentée de lui décerner un prix Ethique en 2015… – : interpeller Elisabeth Borne, premier ministre, sur l’iniquité du comportement de l’Etat. Rien ne fait obstacle à ce que l’Etat dédommage raisonnablement à titre aussi exceptionnel que confidentiel les réels préjudices qu’il a causés (et dont il a directement bénéficié) à l’ensemble des lanceurs d’alerte (il y en a eu au moins deux) qui plus de 18 mois durant ont œuvré dans ce dossier à sa demande, pour son compte et selon ses instructions.
Nous reproduisons ci-après le texte de la lettre recommandée adressée à Elisabeth Borne par Serèn Guttmann et Jasmine Motarjemi.
Nous tenons à préciser que nous n’avons pas lu cette lettre avant la réalisation de notre enquête amorcée en août 2023 et qui n’est fondée que sur des faits que nous avons nous-mêmes vérifiés.
Madame la Première ministre,
Face au déni de justice dont est victime Madame Stéphanie Gibaud nous faisons appel aux principes que vous défendez, les valeurs républicaines, votre sens de la justice et à votre éthique. Nous n’ignorons pas les combats que vous menez, votre persévérance. Et sans doute savez vous combien il est difficile pour les femmes de faire valoir et reconnaître leurs droits. Dans ce contexte, nous souhaitons attirer votre attention sur ce cas.
Madame Gibaud, ancienne cadre d’UBS, responsable du marketing opérationnel et en charge des évènements dédiés à la clientèle, a été licenciée « officiellement » pour motif économique.
A la suite de ses révélations, requises par le gouvernement français sur le système de fraude fiscale de la banque, le statut de lanceuse d’alerte lui a été octroyé. Statut officiellement reconnu en 2022 par le Défenseur des droits sur la base de la loi pour la protection des lanceurs d’alerte, dite loi Waserman. Or paradoxalement, c’est en se basant sur une interprétation contestable et plutôt étonnante de cette même loi qu’on refuse aujourd’hui tout dédommagement à Madame Gibaud. Prise de décision aussi incohérente qu’injuste.
Citoyenne engagée et solidaire, elle a pris la parole au nom d’une éthique de la responsabilité, de la défense de valeurs telle la probité, le respect des lois et la déontologie. C’est dans cet état d’esprit, qu’avec le soutien de l’inspectrice du travail, elle a dès 2008 signalé en interne un certain nombre de dérives. Dès lors, elle est devenue au sein de la banque UBS la cible de reproches, de vexations puis d’un harcèlement délétère durant trois ans, jusqu’à son licenciement, un fait confirmé par le verdict du Tribunal des Prudhommes en février 2015.
En 2010, UBS dépose plainte pour diffamation. Le tribunal relaxe l’accusée de ce chef d’inculpation.
Par ailleurs, en tant que lanceuse d’alerte, toute réintégration en milieu professionnel lui a été impossible. Et malgré la loi Waserman stipulant clairement que les lanceurs d’alerte peuvent bénéficier de mesures de soutien financier, Madame Gibaud n’a pas été dédommagée.
Au printemps 2011 Madame Gibaud est contactée de façon rocambolesque par le service des douanes judiciaires. Ces agents assermentés relevant du ministère des Finances l’auditionnent une première fois durant 9 heures. Ils ont besoin de pièces probantes. Elle sera convoquée régulièrement. Contrainte de coopérer, elle doit fournir renseignements et nombre d’informations confidentielles pendant plus d’une année, démontrant le système de démarchage et d’aide à l’évasion fiscale de clients, organisés par l’UBS. Ces données appartiennent aux serveurs informatiques d’UBS, dont elle est encore cadre, or aucune protection n’est envisagée pour les risques qu’on lui fait encourir sur des informations aussi sensibles. Pour ses prestations Madame Gibaud a été reconnue « Collaborateur Occasionnel ‹tu Service Public (COSP) » par le Tribunal Administratif de Paris en 2018. Ce statut aurait également dû la protéger.
Bien que l’État français ait été le donneur d’ordre, il n’a cependant pas rémunéré l’activité imposée à Madame Gibaud, devenue une informatrice essentielle pour l’enquête sur UBS.
En 2012, après son licenciement, elle a été sollicitée en France et à l’étranger pour de nombreuses auditions et conférences (non rémunérées) sur l’évasion et la fraude fiscale : au Sénat à Paris en 2012, à l’Assemblée Nationale en 2013, au Parlement à Bruxelles en 2015, au Parlement au Luxembourg en 2015, avec des eurodéputés, au Bundestag en Allemagne en 2015. En 2016, la Russie et en 2015 l’Argentine ont également souhaité s’entretenir du sujet avec elle.
Le 9 décembre 2016 voit donc l’aboutissement, après maints débats et investigations dans les médias français, de la « loi Sapin ll ». Précédant la création en mars 2017 de l’Agence française anticorruption : recours pour les administrations et les entreprises mais aussi, désormais, encadrement du statut des lanceurs d’alerte. Cette loi sera suivie en mars 2022 par « la loi Waserman » qui, comme indiqué ci- dessus, vise à protéger les lanceurs d’alerte.
II y a lieu de préciser que malgré ces avancées, l’application de ces lois est d’une telle complexité que la vie de certains lanceurs d’alerte, comme Madame Gibaud, devient un enfer.
Le travail d’informatrice de Madame Gibaud poursuivi en 2017 et 2018 se verra couronné de succès. En effet, le 13 décembre 2021 lors du procès intenté à l’UBS l’État français obtient gain de cause. La banque est condamnée à payer à 1,8 milliard d’euros pour blanchiment aggravé de fraude fiscale et démarchage bancaire illégal. En première instance le montant s’élevait à 4,5 milliards d’euros. La procédure se poursuit : le jugement en Cassation d’UBS sera rendu le 15 novembre prochain.
Licenciée en janvier 2012, sa vie professionnelle définitivement détruite, sa vie privée et familiale saccagée, confrontée à diverses et étranges menaces, Madame Gibaud vit depuis juillet 2014 des minima sociaux.
Le travail effectif qu’elle a fourni justifie pleinement sa démarche auprès de la justice de son pays et sa demande d’une indemnisation de l’État. Pourtant, en décembre 2020, le ministre des Finances s’y oppose sous le fallacieux prétexte que les informations auraient été données avant le 1eF janvier 2017 (elle a collaboré jusqu’en 2018 et en apporté la preuve au tribunal !). Alors que Madame Gibaud était au cœur de l’affaire. Pour preuve, en 2021, dans le jugement qui condamne UBS France et UBS AG (Suisse) pour fraude fiscale et blanchiment de capitaux, le nom et la fonction de Stéphanie Gibaud sont cités 50 fois.
Par conséquent, en juillet 2022, le tribunal administratif de Montreuil statue en faveur de Madame Gibaud et enjoint le ministre des Finances, Monsieur Le Maire, « de ré-examiner la demande d’indemnisation de Madame Gibaud dans un délai de trois mois à compter de la notification». Ceci au nom du statut de COSP reconnu en 2018 par ce même tribunal.
Mais, contre toute attente, le ministre s’oppose à la décision de justice et fait appel. Le verdict inique et douloureux de l’audience du 13 septembre 2023, devant la Cour d’appel administrative de Paris, rejette la demande d’indemnisation du préjudice subi. L’argument utilisé, aussi contestable qu’invérifiabIe du ministre étant « l’administration n’a pas fait usage des renseignements fournis par Madame Gibaud après le 1er janvier 2017 ».
Même si tel était le cas, il serait totalement injuste qu’elle soit sanctionnée par le ministre alors que le travail exigé a été effectué. Madame Gibaud a fait son travail : tout travail mérite salaire. D’autant plus qu’il a été accompli dans des circonstances de mise en danger de l’informatrice et que la justice lui a reconnu le statut de COSP. Il est donc évident que Madame Gibaud doit bénéficier d’une rétribution liée au travail effectué auprès des autorités.
Au vu de ces éléments, non seulement Madame Gibaud de par son statut de COSP aurait dû être rémunérée, mais également dédommagée en tant que lanceuse d’alerte. Or, dans les deux cas, ses droits ont été violés. Madame Gibaud reconnue pour ses compétentes, son intégrité, s’est retrouvée acculée à des conditions de vie financières extrêmement difficiles ainsi que de multiples répercussions négatives sur toute son existence.
Qu’attend-on d’un ministre des Finances ? De la rigueur sans doute, mais avant tout de l’équité, en aucun cas de l’impitoyabilité. L’indignité du traitement infligé à Madame Gibaud interroge sur les valeurs d’un ministre des Finances. Pourquoi exercer un tel châtiment à l’encontre de cette lanceuse d’alerte, qui a vu sa vie anéantie en servant son pays ?
Le travail effectué par Madame Gibaud doit être considéré comme hors cadre par l’ampleur, la durée et au final le montant de la sanction imposée à la banque : 1 milliard 800 millions d’euros. L’évaluation de ce travail dépasse le cadre temporel restrictif où le ministre veut opportunément, et avec un certain cynisme, le circonscrire.
Au lieu de la reconnaissance attendue, c’est par le mépris qu’est traitée l’action si fructueuse pour le fisc, de la lanceuse d’alerte.
A vouloir passer sous silence le travail de cette lanceuse d’alerte dont l’utilité a été reconnue sur deux plans, des questions se posent :
Est-il admissible que le ministère des Finances bénéficiaire de tout ce service exclusif de renseignements et d’analyse exécuté par Madame Gibaud, refuse d’indemniser cette citoyenne qui a sacrifié sa vie pour l’intérêt de son pays, la France ?
Prétend-on exiger le bénévolat d’une collaboratrice du service public qui a tout perdu alors qu’elle défendait valeurs et bien commun ?
Le ministre des Finances ne fait-il pas preuve de mauvaise foi en utilisant l’argument totalement spécieux, dans ce cas, d’une disconvenance de calendrier ?
Au refus illégitime d’indemniser une collaboratrice sommée de travailler pour l’État français et dont le gouvernement actuel a l’ambition de moraliser la vie publique, s’ajoute une autre inquiétude : celle de voir désormais s’instaurer le silence parmi les témoins d’actes délictueux, voire de corruption. Quelle leçon ou sévère mise en garde veut on communiquer aux autres citoyens avec l’exemple d’une telle injustice infligée à Madame Gibaud ? De potentiels lanceurs d’alerte se tairont, acceptant de transgresser leurs principes moraux, leur éthique par peur des conséquences, des représailles, d’une mise au ban de la société.
En conclusion de cette analyse il faut ajouter qu’il est indéniable que Madame Gibaud ne défend pas des intérêts particuliers. Bien au contraire son sens de la justice sociale, son civisme, sa volonté de transparence et l’éthique comme boussole, l’ont motivée tout au long de son combat.
Les compétences, la force morale, la pugnacité de Madame Gibaud ont été reconnues. Elle a fait ses preuves en travaillant efficacement pour le gouvernement. Elle mérite d’être indemnisée équitablement pour ses services à la France. Et ne pourrait-on pas la nommer à un poste exigeant ces qualités et un tel engagement ? L’Observatoire de l’éthique publique ne recommande-t-il pas la création d’un poste de déontologue référent ?
Si au moment où le courage des femmes est couronné par le prix Nobel de la Paix dans l’un des pays les plus tyranniques, comment en France peut-on accepter que les droits légitimes d’une citoyenne intègre soient si injustement niés ?
Madame, vous êtes la Première Ministre de la France, le pays des Droits de l’Homme. Il s’agit ici de la vie ou plutôt, désormais, de la survie d’une femme, une mère et ses enfants dont le sort, l’avenir sont entre vos mains.
Faisant appel à votre conscience et à votre autorité, nous vous présentons, Madame, nos respectueuses salutations.
Serèn Guttmann
Défenseure des lanceurs d’alerte, Villars-sur Glâne, Suisse.
Yasmine Motarjemi
Défenseure des lanceurs d’alerte, Nyon, Suisse.