A Grenoble, 115 médecins et chefs de services se préparent à un arrêt des soins
Lassés de ne voir aucune mesure concrète pour rétablir l'accès aux soins, des médecins prévoient l'arrêt de toute activité, hors urgences, le 26 janvier. Un mouvement inédit dans un CHU.

On peut y voir un symbole, même si cela va bien au-delà. A Grenoble, terre d’élection de l’ex-ministre de la Santé Olivier Véran et au sein du CHU qui l’a formé, 115 médecins et chefs de service ont lancé un appel pour que soient rouverts les lits et les blocs opératoires. Depuis des années, et alors que le Samu s’est lancé dans le décompte des morts indues faute de prise en charge dans les services d’urgence, les mouvements de protestation et grèves n’y font rien : les pouvoirs publics restent sourds aux alertes tirées par la profession.
Pour ces médecins, essentiellement hospitaliers, il n’y a plus d’autres solutions que la grève, réelle, des soins. Qui passe par un arrêt de l’activité, hors urgences, prévue le 26 janvier. Le point sur ce mouvement, inédit à l’échelle d’un CHU et qui touche toutes les spécialités, avec le docteur Claire Ara-Somohano, une des porte-paroles du collectif.
L’Eclaireur - Sur le secteur de Grenoble, 115 médecins et chefs de service, essentiellement hospitaliers, ont signé un appel exigeant de rétablir l’accès aux soins. Avant d’entrer dans le détail, revenons sur le contexte de cet appel. Cela fait plusieurs mois qu’au CHU de Grenoble, les grèves se succèdent et s’empilent, internes, urgences puis désormais tout le personnel…
Dr Claire Ara-Somohano - Les difficultés de l’accès aux soins s’aggravent depuis des années, les grèves se répètent depuis dix ans, avec notamment un mouvement qui avait déjà duré plusieurs mois en 2019. L’épisode Covid a mis au grand jour l’état de nos hôpitaux. Et malgré les promesses du président de la République qui assurait avoir pris conscience de l'importance de redonner tous les moyens nécessaires à la santé, malgré le Ségur, la situation ne fait qu’empirer depuis 2020.
En septembre, il y a eu un premier préavis de grève lancé par le syndicat national des médecins hospitaliers Force ouvrière (SMNH-FO) après un incident grave et des difficultés dans l’encadrement et les conditions d’exercice des internes des urgences du CHU, à Voiron et Grenoble. On a vu ensuite les difficultés des urgences s’accroitre, sur le territoire de Grenoble comme de Voiron puis plus loin Bourgoin-Jallieu, avec des patients qui stagnent plusieurs heures voire plusieurs jours faute de lits d’aval disponibles, en particulier les patients âgés ou les personnes fragiles sur le plan de la santé mentale.
Les difficultés qui n’ont fait que s’accumuler sans être réglées par les responsables, ont conduit l’ensemble du personnel des urgences à déposer un nouveau préavis de grève pour l’ensemble du personnel des urgences en novembre avec comme seule demande à ce moment-là que les patients ne stagnent pas aux urgences plus de 12 heures.
Depuis juin, François Braun, le ministre de la Santé, a rendu possible l’impensable : organiser la fermeture de nuit des services d’urgence, en mettant notamment en place une régulation systématique avant d’entrer aux urgences… Manifestement, cela ne fonctionne pas. Localement, les urgences de Voiron qui, jusqu’à cet été, étaient fermées quatre jours par semaine, sont fermées toutes les nuits depuis. Ce qui a encore rajouté du travail aux urgences de Grenoble, les patients de la nuit étant déroutés sur Grenoble…
C’est dans ce contexte que des discussions ont commencé à être menées par des médecins de toutes les spécialités sur le CHU, à la fois à Voiron et Grenoble. Le constat était que le coup de phare sur les urgences n’était que le reflet ou la partie visible de l’iceberg d’une situation marquée en particulier par l’absence de moyens humains impactant le nombre de lits d’hospitalisation, et notamment de lits d’aval, et l’ouverture de plages de blocs opératoires.
Petit à petit, la réflexion s’est élargie, qui s’est traduite par une assemblée générale des personnels le 22 novembre, suivie par de nombreux de médecins, ce qui était assez inédit. Au cours de cette AG, on a fait le constat unanime d’un véritable problème d’accès aux soins et non plus de seules conditions d’exercice et des difficultés des professionnels.
Les médecins hospitaliers ont donc décidé de se mobiliser spécifiquement, non pas pour se couper des autres personnels mais parce qu’on a une expertise et une responsabilité particulière qui nous permettent de mesurer les conséquences de ce qui se passe, d’affirmer qu’il y a des défauts de prise en charge et d’exiger des réponses des responsables administratifs et politiques.
Il y a des morts dites indues : 37 ont été décomptées par Samu de France depuis le 1er décembre 2022. C’est énorme et c’est vraisemblablement sous-évalué.
Le constat, on l’a tous fait, dans toutes les spécialités. Récemment, on a encore eu une tribune de pédiatres qui a recueilli 10 000 signatures en décembre. Et puis, rien… Jusqu’à une entrevue avec François Braun et Emmanuel Macron. Et quoi ? On nous promet des assises au printemps…
L’Eclaireur - Les difficultés de la psychiatrie avaient également débouché sur des assises. C’était en septembre 2021. Manifestement, cela ne s’est traduit par rien de bien concret…
Dr Claire Ara-Somohano - Une journée de mobilisation intersyndicale des psychiatres a été organisée en fin d’année 2022, des appels au secours ont été lancés de toutes parts… On nous entend, on nous promet des assises, de réflexions, des Printemps… mais rien de concret.
L’appel de ces médecins est parti de la somme de tous ces constats. Les dégâts sont majeurs, la catastrophe est là. Les alertes pleuvent de partout, et il n’y a toujours rien de concret. Il y a plein de choses à faire mais le plus urgent est de rouvrir tous les lits qui ont été fermés, tous les blocs opératoires, pour s’occuper correctement des malades.
L’Eclaireur : où en est-on du nombre de lits fermés et de blocs opératoires qui ne peuvent pas tourner ?
Dr Claire Ara-Somohano - Trente pour cent des vacations opératoires ne fonctionnent pas par défaut de personnels. Du côté des lits, ce sont environ 200 lits sur 1 486 lits installés sur le CHUGA qui sont fermés. Leur nombre exact est très fluctuant. Récemment, une unité digestive entière a encore fermé.
Si on regarde les établissements en aval de Voiron, sur Rives, 15 lits de médecine sur 30 ont été fermés, de même que 15 lits, sur 30, de soins de suite et de réadaptation. A Saint-Geoire en Valdaine, 10 lits sur 30 ont été fermés. A Saint-Laurent du Pont, 20 lits de médecine sur 20 fermés ainsi que 2 lits sur 25 de SSR. A Voiron, le nouvel hôpital flambant neuf a ouvert structurellement avec des lits d’hospitalisation en moins. Sur 95 lits potentiels, l’hôpital a ouvert avec 75 lits sous prétexte qu’il y a des lits d’ambulatoire mais on ne fait pas la même chose en ambulatoire. Ce ne sont pas ces lits-là qui font le plus défaut.
En psychiatrie, sur les six derniers mois seulement, 50 lits ont été fermés au CHAI de Saint-Egrève. En 1994, on comptait 512 lits. En 2022, 290. Très récemment, 25 lits ont été fermés alors même qu’on sait que chez les malades de psychiatrie, certains stagnent aux urgences plus de sept jours.
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L’Eclaireur - Les dernières “annonces” d’Emmanuel Macron, fin de la T2A, gouvernance partagée, répondent-elles à vos inquiétudes et alertes ?
Dr Claire Ara-Somohano - On n’a pas encore eu cette discussion avec le groupe de médecins de l’appel dont je me fais le porte-parole mais bien entendu que ces annonces ne sont pas satisfaisantes. L’appel des médecins est d’ailleurs centré sur l’ouverture des lits, cela suppose qu’on améliore l’attractivité pour les personnels hospitaliers.
Le lits sont fermés parce qu’on manque de personnels. Pourquoi manque-t-on de personnels ? Parce qu’ils ne sont pas suffisamment nombreux à être formés et parce qu’ils ont des conditions d’exercice et de rémunérations qui ne leur permettent pas de rester dans la profession.
La tarification à l’activité supprimée est déjà effective depuis deux ans avec la mise en place de la garantie de financement pour les hopitaux. Donc la suppression de la T2A n’est qu’un effet d’annonce.
Pour les personnels qui sont en poste, cela ne change rien. Ce qui peut changer pour eux, c’est que l’on respecte leurs congés formation, leurs repos, qu’ils aient des planning stabilisés, qu’ils soient affectés dans des services et pas dans des pôles avec des mobilités forcées, qu’ils puissent prendre des vacances. Que leur rémunération de nuit soit valorisée. La nuit, les infirmières touchent moins de 1 euro de l’heure d’indemnité de sujétion en plus du revenu horaire de journée.
Ce qui peut changer pour les personnels est qu’il y ait des ratios maximum patient-soignant, que l’on ne puisse pas dépasser une certaine charge de travail en soins. Il faut que les professions de santé redeviennent attractives, à la fois pour que les jeunes fassent le pas, de se former pour être soignant et à la fois pour qu’ils puissent rester.
Dire, “il n’y a pas besoin de mettre des moyens, on va réorganiser les planning” c’est insultant pour les soignants qui passent leur temps à jongler, à faire des heures sup, à revenir le week-end.
L’Eclaireur - Quelles solutions puisque c’est un système qui tourne en boucle ? Les conditions de travail ne sont pas bonnes donc les soignants ne viennent pas. Et sans nombre suffisant de soignants, les conditions de travail se dégradent encore…
Dr Claire Ara-Somohano - Dans le cadre de l’appel des médecins, on demande la réouverture des lits. Pour rouvrir des lits, il faut prendre des mesures concrètes, rapides et immédiates pour faire revenir les personnels. Si on ne le fait pas, on sait très bien qu’on alimente le départ des personnels.
Ces mesures nécessitent des engagements quand bien même une période restera difficile. Mais cela peut se faire rapidement. Et d’autant plus rapidement que ceux qui restent encore, s’ils avaient un plan concret avec un calendrier, pourraient plus facilement accepter de s’engager et de se mobiliser le temps de remettre les effectifs à flot.
L’Eclaireur - pouvez-vous revenir sur la fausse suppression du numerus clausus, censé ouvrir les vannes de la formation face au manque de médecins ?
Dr Claire Ara-Somohano - En 2019, le gouvernement a supprimé le numerus clausus, le nombre de place ouvertes en deuxième année de médecine pour toute la France. Mais en lieu et place, il a instauré un quota régional : le numerus apertus qui détermine un nombre de places en deuxième année de médecine en théorie dépendant des besoins de santé du bassin de population et des capacités d’accueil et de formation des facultés. Et donc des moyens dont disposent les facultés, or ceux-ci ont été abaissés via la loi sur l'autonomie des universités…
De facto, le nombre total d’étudiants en 2e année de médecine a très peu augmenté. On vient juste de dépasser les 10 000 étudiants en 2e année pour 67 millions d’habitants 1. Au moment de la mise en place du numerus clausus en 1970, on comptait 59 000 étudiants en médecine pour 48 millions d’habitants. Bien sûr, on ne fait pas la même médecine, on n’a pas les mêmes moyens mais on n’a pas non plus la même population, et on a davantage aujourd’hui de personnes âgées, de personnes porteuses de pathologies chroniques, de précarité... qui réclament plus de soins de prévention et d'accompagnement au long cours.
C’est la même chose pour les infirmières. On en comptait 220 000 dans les hôpitaux en 2010. En 2021, elles sont 170 000.
Le numerus apertus reste un accès verrouillé à la deuxième année de médecine. Pendant ce temps, on a des jeunes très motivés qui vont faire médecine en Belgique ou en Roumanie. Une faculté de Zagreb a ouvert une section médecine à Orléans moyennant 12 000 euros de frais d’inscription…
L’Eclaireur - Comment obtenir de pouvoir garantir l’accès aux soins à tous quand on voit que, jusque-là, tous les appels ont échoué ?
Dr Claire Ara-Somohano - Après l’assemblée générale du 22 novembre, on a rencontré le conseil de surveillance du CHUGA. On n’a pas obtenu de réponse concrète. La prochaine étape est l’assemblée générale jeudi prochain ( le 19 janvier, ndlr) qui va décider des mesures à prendre en dehors de celle, fixée au 26 janvier, de l’arrêt de l’activité et des soins hors urgences.
Les médecins se font traiter d’irresponsables ? Mais le fait est qu’on est déjà en situation de mal-soins ou de non-soins. On est tellement loin dans le constat que l’on en vient à penser que la seule façon d’être vraiment responsable pour mettre un terme à cette situation inacceptable, c’est celle de l’arrêt de l’activité.
On constate tous dans nos pratiques quotidiennes qu’on ne peut plus soigner correctement nos malades. Trop de malades subissent des pertes de chances, meurent parfois directement ou plus tardivement. C'est aussi tous les patients dont on fait les diagnostics de cancer en retard, et tous ceux qui vivent des stress et des situations d'attente inacceptables.
La dégradation de l'accès aux soins a pris une réelle ampleur ces sept dernières années, et encore plus ces deux dernières années. On ne peut plus se cacher derrière une quelconque épidémie. Depuis la nuit des temps, l’épidémie de grippe comme celles de bronchiolite ou de gastro, surviennent à la même période.
On ne peut plus cautionner ça. C’est le sens de cet appel.
Enfin, il nous semble important de redire que la problématique n’est pas qu’hospitalière. On a d’ailleurs des médecins libéraux qui ont signé l’appel. La médecine de ville se retrouve dans la même galère, à devoir gérer des patients alors qu’ils ont besoin d’hospitalisation. Nous avons besoin d’eux comme ils ont besoin de nous. La médecine est une et indivisible.
Nombre d’étudiants en deuxième année de médecine à ne pas confondre avec la deuxième année de la filière santé MMOPK qui englobe médecine, maïeutique, odontologie, pharmacie, kiné) : 7 403 (année 2010), 9 149 (2019), 9 361 (2020), 10 675 (2021).