Albiez-Montrond et les petits poissons
A Albiez, les errements dans la gestion du domaine skiable sont entre les mains de la justice à la faveur de plusieurs procédures et renvois devant les tribunaux. Mais tout est loin d'être éclairci.
Albiez-Montrond ne sera pas le nouveau Courchevel. Ou du moins pas encore. La petite station de ski de Savoie, qui rêvait de devenir grande grâce à sa liaison avec sa voisine des Karellis et un programme immobilier fastueux (quatorze chalets de luxe et une résidence toute aussi luxueuse de 47 appartements), a remisé ses rêves au placard. Reste la question à plusieurs centaines de milliers d’euros : la station-village s’est-elle, tout à ses rêves de grandeur, allègrement laisser dépouiller ? Pourra-t-elle remonter la pente ?
C’est peu dire que la gestion de cette commune-station est chaotique. L’Eclaireur vous l’a rapporté à plusieurs reprises, et cela nous avait valu une convocation à la gendarmerie suite à une plainte en diffamation, convocation vraisemblablement demandée par le parquet d’Albertville pour pêcher des informations.
Nous en étions restés avec le rapport cinglant des magistrats financiers de la chambre régionale des comptes (CRC) : une longue liste d’irrégularités et de curiosités 1, émaillées de tous un tas conflits d’intérêts, qui autour d’un tracteur, qui autour d’une piste de ski, du clocher du village ou de la cure du presbytère (liste non exhaustive) mêlant, tour à tour ou en même temps, maire, fils, belle-mère, beau-frère, copain du fils et on en oublie peut-être… Au final, la CRC avait comptabilisé 1,2 million d’euros hors taxes de prestations irrégulières. Autant d’argent détourné de la commande publique.
Nos précédents articles : [ Neige] Liaisons dangereuses en Savoie - 1ère partie / Liaisons dangereuses 2e partie / Liaisons dangereuses suite
Où en est-on deux ans plus tard ? De démissions en démissions, une opposition a pris ses quartiers. Une opposition, cela pose parfois des questions, beaucoup. En novembre dernier, le maire, Jean Didier, a fini par claquer la porte, au motif notamment du “climat délétère” régnant dans la commune – où les plaintes, les menaces et les insultes font florès– peu importe qu’il en soit en grande partie responsable. Rappelons qu’une enquête judiciaire a été ouverte en 2020 – elle est toujours en cours, les auditions se multiplient depuis janvier d’après nos informations – pour prise illégale d’intérêts et favoritisme. Au moment où le maire démissionnait, le directeur général des services, qui avait atterri à Albiez deux ans plus tôt après avoir été révoqué de ses fonctions de doyen de la fac de droit de Lyon car soupçonné de violences sexuelles, faisait ses bagages 2.
C’est dans ce climat ô combien riant et chaleureux et dans l’attente de maintes décisions de justice, que des élections partielles ont abouti à l’élection d’un nouveau maire. Le tout au terme d’une campagne où la diffamation a atteint des sommets, divisant le village en deux camps et faisant planer le spectre d’annulation des résultats. Saisi, le tribunal administratif de Grenoble, qui a examiné l’affaire ce 13 mars, doit se prononcer dans les jours à venir 23. Mais d’ores et déjà, le volet pénal de l’affaire a été classé : le parquet n’a selon nos informations pas donné suite aux neuf plaintes déposées pour diffamation publique après la diffusion d’une centaine de tracts – au motif que les preuves ne sont pas suffisantes pour constituer l’infraction.
En 2026, tout devrait avoir été soldé. De nouvelles élections auront lieu. Le parquet aura clos son enquête d’une manière ou d’une autre : en renvoyant un ou plusieurs protagonistes devant le tribunal ou en ne donnant pas suite. Quoi qu’il en soit, en 2026, il y aura prescription, six années s’étant écoulées depuis l’ouverture de la procédure. D’ici là, le tribunal correctionnel d’Albertville se sera prononcé sur une autre affaire : la mise en cause de l’ex-maire, Jean Didier et de la commune dans la destruction d’espèces menacées, des tritons alpestres, pour avoir fait un peu n’importe quoi avec la vidange de la retenue collinaire. L’affaire sera examinée le 30 juin prochain.
Pas sûr que dans toute cette histoire, la justice ne se contente pas d’attraper que des petits poissons. A Albiez, il est difficile de faire la différence entre la commune et l’entreprise à qui elle a délégué la gestion de sa station depuis 2018 : la société d’économie mixte Savoie Station Participations (Sem SSP).
Quel est le rôle de cette société détenue à 74 % par le Département de la Savoie (mais aussi des banques) ? Pour contribuer au développement du tourisme dans les stations ski, SSP (qui a à plusieurs reprise changé de nom) a pris des participations financières dans plusieurs sociétés gestionnaires de domaines skiables. La taille prise par le porte-feuille a fini par chatouiller les magistrats financiers qui en 2017 relevaient :
“Une collectivité ne peut créer une Sem dont l’objet serait de détenir pour son compte un portefeuille de participations dans des sociétés commerciales. En l’espèce, onze des vingt filiales de la SSP dont la plus importante (Setam) sont des sociétés commerciales, au sein desquelles le département de la Savoie n’aurait pas été autorisé à prendre des participations directes”.
En 2018, la société tempère ses velléités et change de braquet. SSP devient SSIT (Savoie Stations Ingénierie Touristique) et rajoutes du conseil et de l’expertise à ses missions ski dévolues à sa filiale SSDS. Et de l’immobilier. Beaucoup d’immobilier. En plus de sa filiale SSDI (développement immobilier), elle s’adjoint de la promotion immobilière (SSPI) et même un mandat d’agent immobilier (Affiniski) avec déclinaisons locales (Destination Montagnes à Albiez).
Au risque de mélanger beaucoup de casquettes dans l’illégalité. Est-il dans les prérogatives d’une collectivité de se faire au travers d’une de ses sociétés d’économie mixte promoteur et agent immobilier ? interrogions-nous en mars 2022. Et in fine, d’être tour à tour et au gré des filiales de la Sem, délégataire de service public, promoteur privé, bureau d’étude et maitre d’œuvre ?
La question reste pour l’heure posée. A plusieurs reprises, dans des rapports en 2017 puis 2024, la chambre régionale des comptes a abordé le sujet, tout en restant très prudente.
La Savoie, le ski, l’immobilier…
C’est que la Savoie, le ski et l’immobilier), c’est une vieille et longue histoire. Rien de très étonnant, la neige est le principal moteur économique du département, sa principale richesse. Un homme a parfaitement compris comment mettre tout cela en musique : Michel Bouvard. Le CV de cet homme politique, spécialiste des finances publiques, est impressionnant : 6 ans comme conseiller départemental de la Savoie, 32 ans comme vice-président chargé des questions financières, notamment liées aux participations de la collectivité dans les stations de ski (jusqu’en 2021), député pendant 19 ans, sénateur pendant près de 3 ans, et 6 ans durant président du conseil de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations, le grand argentier de l’Etat, actionnaire de référence de la Compagnie des Alpes, numéro 1 mondial de la gestion de remontées mécaniques.
En 2009, c’est lui qui donne naissance à la loi Censi-Bouvard qui a permis jusqu’en 2023 d’importantes réductions d’impôts à ceux qui investissaient notamment dans des résidences de tourisme. En 2015, Michel Bouvard est nommé président de SSP.
S’il n’a plus de fonctions politiques électives, Michel Bouvard continue d’être présent. On l’a vu en 2022 lors de l’inauguration de la résidence L’Etoile des Sybelles – dans laquelle SSP/SSIT/STD a abondé à hauteur de 500 000 euros. Et, en attendant sa retraite, il officie toujours comme conseiller maitre à la cour des comptes, où il a obtenu en 2023 la prolongation de son activité, jusqu’au 17 mars 2025.
A Albiez, l’aventure immobilière tourne court
Les missions et les différentes casquettes de la sphère SSIT, notamment à Albiez et dans l’immobilier, relèvent-elles vraiment de l’intérêt général comme l’édicte le code général des collectivités territoriales ?
En tout cas, en 2023, la société rétropédale. Elle dissout SSPI, démantèle Affiniski pour se concentrer sur la “réhabilitation et remise aux normes d’ensembles immobiliers d’accueil de la jeunesse et des jeunes adultes”. Le modèle économique n’était-il seulement pas viable ?
“Le délai de réalisation, la complexité et le risque liés aux opérations immobilières engendre une mobilisation très importante de capitaux qui s’écarte du modèle économique de la SSIT et de son domaine de compétence principal, ce qui l’a incitée à renoncer aux activités portées par ces deux sociétés dès lors que les opérations actuelles auront été achevées”, souligne la chambre régionale des comptes dans un rapport consacré en février 2024 au Département de la Savoie et sa filiale SSIT.
Si à Courchevel, SSDI réussit finalement à mener à son terme son opération (la résidence Les Ancolies), à Albiez, l’aventure immobilière du délégataire tourne court. Rien ne sortira de terre. Et, depuis, la station de ski, et la commune avec, a toutes les peines à sortir la tête de l’eau. Endettée à hauteur de plus de 7 millions d’euros, Albiez qui a vendu une bonne partie de son patrimoine pour éponger la dette, ne peut plus compter que sur sa trésorerie. Quant à la station de ski, restructurée par SSDS qui a taillé dans le parc de remontées mécaniques au motif d’économies, l’effet boule de neige est garanti : moins de remontées, c’est moins de skieurs, donc moins de recettes.
“ Beaucoup de gens viennent loger à Albiez. On a l’impression qu’il y a du monde, mais la plupart vont skier aux Sybelles”, souligne un de nos interlocuteurs 4.
La commune a bien tenté d’abonder au budget (annexe) déficitaire des remontées mécaniques. Comme à Saint-Colomban des Villars 5, station exploitée aussi par SSDS, le préfet a mis le holà. De fait, la loi interdit (sauf rares exceptions) que les budgets des services publics à caractère industriel ou commercial soient équilibrés avec l’argent du contribuable. Ils ne peuvent l’être qu’avec leurs recettes propres.
L’ex-maire d’Albiez est même allé plus loin. Dans un courrier adressé aux parlementaires de la Savoie que nous nous sommes procurés, Jean Didier réclame que soit modifié l’article du code général des collectivités territoriales qui interdit à une commune d’abonder au budget des remontées mécaniques. Une pratique sur laquelle, à lire la missive, le représentant de l’Etat dans le département a longtemps fermé les yeux.
La neige, le ski, les arrangements avec la loi…
La commune s’est-elle fait abuser par son délégataire ? Toutes les conséquences de la mise en place d’un certain mode des gestion avaient-elles bien été mesurées, et des deux côtés ? A Albiez comme à Saint Colomban des Villars ou à Saint-Pierre de Chartreuse en Isère où SSDS a aussi un temps exploité le domaine skiable, la société avait obtenu la mise en place d’une régie intéressée. Obtenu car c’est elle qui avait conduit l’audit préalable qui recommandait un tel contrat…
Un mode d’exploitation présenté souvent comme de dernier recours6, mais qui fait reposer tous les risques sur la collectivité – sans qu’elle n’ait vraiment la main sur les décisions – quand le régisseur lui reste à l’abri, bénéficiant d’une rémunération fixe (dans les cas cités, environ 60 000 euros par an) ainsi que d’une rémunération complémentaire, 6 %, sur le résultat 7.
Combien SSDS a-t-elle perçu à Albiez ? Impossible d’y voir bien clair. La somme de 350 000 euros par an est souvent évoquée sans que l’on sache très bien, au vu des relations aussi peu transparentes que peu formalisées avant 2023, combien la commune a réellement payé. Au vu aussi des montages mis en place.
Un exemple éclaire particulièrement bien ce sujet : les travaux de terrassement sur La Directissime, piste centrale du domaine skiable. Ces travaux passés sans mise en concurrence au motif de l’urgence (à quelques semaines de l’ouverture de la saison d’hiver en 2020) ont été alloués moyennant un avenant au contrat à l’entreprise DJTP, qui n’est autre que l’entreprise de l’ex-maire d’Albiez, Jean Didier.
Passons outre le potentiel conflit d’intérêt. Pour ces travaux, le délégataire, à savoir la régie intéressée d’Albiez s’était rapproché de son établissement principal, SSDS, auquel elle avait confié le pilotage et le financement. Avant que SSDS confie la réalisation des travaux à DJTP. Et loue ensuite l’utilisation de la Directissime à la régie intéressée d’Albiez pour un montant de plus de 93 000 euros par an. Laquelle la re-facture à la commune. Un système qui, en tout état de cause, a permis si ce n’est d’engraisser, de faire fonctionner tout un tas d’intermédiaires. Sans que la conseil municipal n’ait vraiment la main.
Au terme des travaux, il s’est avéré que plus de 2 700 m2 de zones humides avaient été détruites. Mais alors que le chantier, et donc les destructions occasionnées, relèvent de la responsabilité du délégataire, le conseil municipal refusera en avril 2024 de voter une délibération qui prévoyait de facturer la compensation de ces destructions à SSIT.
En attendant, il y a urgence. Alors que le contrat avec SSDS touche à sa fin, que Saint Colomban des Villars risque fort de voir se répéter le scénario de Saint-Pierre de Chartreuse (des bénévoles qui ne peuvent faire tourner plus que des téléskis), Albiez est en bien fâcheuse position.
Dans la commune, les travaux se font rares, les impôts locaux se sont envolés et la désertion guette. L’été dernier, 34 appartements étaient en vente à Albiez. Subsistent un environnement, les Aiguilles d’Arve en toile de fond, unanimement salué pour sa beauté sauvage, un domaine skiable plébiscité s’il n’avait pas été largement amputé de ses remontées et des festivités qui tiennent le haut du pavé : à Albiez, la fête du fromage fêtera en juin ses vingt ans. Et espère bien encore perdurer.
L’avenir est autrement plus sombre pour la station de ski. En novembre 2026, le contrat avec SSDS prend fin. Et si beaucoup ne sont pas enthousiastes à l’idée de reconduire une DSP avec la filiale du Département de la Savoie, d’autres craignent que ce sera peut-être la seule solution pour sortir d’un énième bourbier.
Car, d’après nos informations, la commune a été mise en demeure de rembourser une somme conséquente à son délégataire : l’avance de la TVA que SSIT règle pour les travaux de réparations ou des grandes visites. Une TVA remboursée à la commune – SSIT étant une société privée, elle ne peut récupérer le produit – laquelle se doit de la reverser à son délégataire dans un second temps. Mais une somme qu’Albiez serait bien en peine de pouvoir rembourser au vu de l’état de ses finances. A moins d’échelonner le remboursement. Et donc de reconduire le contrat avec SSDS après 2026…
Un téléski pas complètement démonté après un marché passé, via SSIT, sans mise en concurrence (39 950 euros, sous le seuil des 40 000 euros) attribué à l’entreprise de l’ex-maire, lequel a participé au vote. D’après nos informations, le chantier n’est toujours pas terminé mais n’aurait pas non plus été totalement payé.
Mission a été donnée à SSIT de démonter un téléski moyennant 39 950 euros (le seuil de mise en concurrence est à 40 000 euros). La prestation a été attribuée en partie payée car en partie menée à bien
Contacté, le parquet de Lyon confirme que l’instruction est toujours en cours. Article mis à jour avec la réponse du parquet le 18 mars à 19 heures.
Le tribunal administratif de Grenoble a annulé les élections partielles par un jugement en date du 27 mars après qu’un recours a été déposé à la suite de tracts et affiches à l’encontre de trois candidats aux élections et quatre élus de l’opposition qui les soutenaient. Dans ses motivations, le juge écrit : “Cet écrit, évoquant également la vie privée des candidats et de leur proches et remettant en cause la probité de certains, était rédigé dans des termes injurieux qui excédaient largement ce qui peut être toléré dans le cadre de la polémique électorale et qui excluaient toute défense utile de la part des intéressés. Il résulte également des écritures, des auditions de ces candidats dans le cadre du dépôt de leurs plaintes pénales comme des termes du message adressé le 31 janvier par un candidat indépendant, qui a choisi de retirer ses bulletins pour protéger sa famille de ce « déferlement de haine », que ces écrits ont, au-delà des injures, contribué à instiller un climat de crainte de nature à altérer la sincérité du scrutin”. Le scrutin s’était soldé par l’élection de deux candidats grâce à une quinzaine de voix d’écart. Un écart de moins de 5% séparant les candidats élus des non élus, les élections ont été annulées. Article mis à jour le 28 mars avec la décision du tribunal.
Nous avons fait le choix, à la demande de plusieurs de nos interlocuteurs sur ce dossier de l’anonymat au vu du climat, tendu, dans la commune et en attente des suites données par le parquet d’Albertville.
Pour aller plus loin sur Saint-Collomban des Villars : Saint-Colomban-des-Villards : à une semaine de l’ouverture, quel avenir pour la station ?
A Saint-Pierre de Chartreuse, des candidats s’étaient faits connaitre pour reprendre la station après l’épisode SSIT. Mais sans qu’il y soit donné suite.
L’Eclaireur en parlait dans cet article : En Savoie, le Département sur une pente glissante
Ai toujours détesté le ski. Du métro aux tire- cul. On se gèle le cul et se casse la gueule. La laideur créée et multipliée dans les montagnes magiques. Sauf pour les indigènes.
Oups. Message perdu. Donc,en gros, foutons la paix aux sublimes montagnes, détruisons les immeubles immondes, les remontées mécaniques, les corruptions et rendons ces lieux de grâce à qui de droit...