"En catégorisant ces logements, on fait payer aux citoyens une politique de l'État"
Retour avec Jean-Pierre Pervès sur les DPE, les diagnostics de performance énergétique. Ou comment pour cet expert en énergie, l'Etat se défausse de sa responsabilité sur les citoyens.
Le gouvernement a décidé de suspendre les aides à l’isolation des bâtiments jusqu’à la fin de l’année, rajoutant une brique aux contraintes qui pèsent sur les propriétaires sommés de rénover leur logement catalogué “passoire thermique” par la grâce d’un diagnostic de performance énergétique, le DPE, dont L’Eclaireur a expliqué combien il était vicié.
Rappelons que le DPE avait, à son lancement en 2006, pour objectif principal de fournir une indication de la performance énergétique d’un logement, dont la qualité de l’isolation est un facteur clé.
Le DPE posé et lancé, les interdictions de location et obligations de rénovation tombant en cascade – logements étiquetés G depuis le 1er janvier 2025, F à suivre en 2028, etc – le gouvernement a donc jugé utile, histoire d’alléger ses finances mais de continuer de maintenir la tête sous l’eau de ceux qui avaient eu l’idée de se lancer dans les affaires immobilières pour arrondir les fins de mois ou subvenir à leur retraite, de fermer le robinet.
Nouvel épisode dans le bazar et l’ineptie du DPE ? Pour bien comprendre le fonctionnement du diagnostic de performance énergétique, et ses très grosses limites, pour comprendre combien le dispositif ne peut pas fonctionner, en tout cas pas en termes de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, objectif principal du DPE, nous avons fait appel à un spécialiste du sujet.
Membre et animateur du collège des experts de l’association Patrimoine, Nucléaire, Climat (PNC), Jean-Pierre Pervès a occupé des postes de haut niveau au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), notamment comme directeur adjoint du centre de recherche de Cadarache, puis directeur des centres de Fontenay-aux-Roses et de Saclay. Spécialiste de l’énergie, et notamment de l’énergie nucléaire et de la transition énergétique, fin connaisseur du dispositif des DPE, Jean-Pierre Pervès dénonce l’irresponsabilité de l’Etat, qui fait payer aux citoyens une politique sur laquelle ils n’ont aucune maitrise. Et dont le dernier épisode de la suspension de MaPrimRenov est une illustration, ce dispositif étant tout autant que le DPE, gangréné par les fraudes, comme le montre un rapport de l’Inspection des finances révélé par Le Point.
Jean-Pierre Pervès est auteur ou co-auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’énergie, et notamment Transition énergétique : la France en échec – Analyse et perspectives (EDP Sciences).
L’Eclaireur - Comment calcule-t-on la quantité d’énergie que consomme un logement en France ?
Jean-Pierre Pervès - Normalement, quand vous voulez estimer la quantité d'énergie que consomme un logement, quel qu'il soit, c'est assez simple. Vous regardez le nombre de kWh, le nombre de kilos ou de litres de fuel qui rentrent et vous savez combien le bâtiment consomme. Ce qu'on prend en compte, c'est l'énergie, quelle que soit la source qui arrive à l'entrée du bâtiment ou à l'entrée de l'appartement.
Sur la base du nombre de mètres carrés du logement, vous pouvez calculer la performance du logement.
Il y a une vingtaine d'années, il y a eu une pression assez forte pour que l'électricité soit réduite, parce qu'il fallait à l'époque utiliser moins de nucléaire. L'Europe, avec l'Allemagne et la France, ont alors établi deux critères : un critère dit énergie finale, l’énergie qui entre dans le logement et un critère dit énergie primaire qui est censé être le contenu initial de l’énergie, de l'uranium, du fuel ou autre chose.
L’Eclaireur - On a donc deux critères, l’un basé sur la production effective, l'autre sur le contenu énergétique théorique de la ressource ?
Jean-Pierre Pervès - C'est ça, y compris les perte en amont de la production.
La décision a été de dire : puisque le nucléaire a un rendement de 33 %, puisqu’une centrale à charbon a un rendement de 40 %, puisque le gaz a un rendement d’environ 50 %, il fallait attribuer un coefficient à l'électricité, coefficient calculé par l'Ademe à sa manière. Ils en sont arrivés à estimer que l'électricité qui rentre dans le logement doit être multipliée par 2,3 pour être celle théoriquement produite avec un système parfait.
Où le bât blesse, c'est que l'on n'a pas du tout fait cela pour le gaz. Le gaz que vous fracturez aux États-Unis, que vous compressez, que vous trimballez à travers l'Amérique, que vous liquéfiez, que vous mettez dans un bateau, que vous acheminez en France, que vous , que vous pressurisez, que vous stockez, que vous livrez… est considéré comme parfait. Le gaz a été crédité d’un coefficient de 1.
On voit qu'il y avait déjà un défaut majeur : on n'a pas traité les deux de manière égale.
Je rajoute qu'on sait tous qu'il y a des fuites de gaz un peu partout et que comme le gaz est 25 ou 30 fois plus à effet de serre, il faudrait intégrer ce paramètre aussi. Non, le gaz a été considéré par l'Ademe comme parfait.
Le deuxième défaut, c'est que si vous êtes propriétaire du logement, quel est votre choix ? Est-ce que c'est vous qui êtes responsable du fait que l'électricité est faite avec ceci ou cela ? Est-ce que c'est vous qui êtes responsable du fait que le gaz vient des États-Unis ou du Qatar ? Non.
La seule responsabilité d'un propriétaire de logement, c'est de maîtriser l'énergie qu'il consomme dans sa maison. Nous disons donc que le DPE doit prendre en compte l'énergie finale délivrée à l’entrée de la maison parce que c'est le bon critère qui permet aux propriétaires de dire « je vais faire des travaux pour limiter mon énergie finale comme ça je paierai moins d'électricité ou moins de gaz ».
La deuxième chose, c'est : qui est responsable de l'énergie primaire ? C'est l'État. Parce que c'est lui qui choisit de construire des centrales électriques, de construire des éoliennes ou d'acheter du gaz. Il y a donc une forte injustice quand on donne au propriétaire du logement un devoir qu'il n'a pas. Le devoir du propriétaire, c'est “est-ce que je mets de l'isolation, est-ce que je mets des doubles vitrages, est-ce que je mets une pompe à chaleur ?”
Vous rajoutez à cela que l'électricité est encore plus défavorisée puisqu’elle est deux fois plus taxée que le gaz. On se demande bien pourquoi… puisque le gouvernement dit qu’il faut électrifier la France…
Un, on met un DPE facteur 2,3. Deux, les taxes sont deux fois plus élevées. Trois, l'État veut électrifier en développant massivement des énergies renouvelables qu’il protège des fluctuations du prix de l’énergie avec des tarifs garantis, les coûts résultant des réseaux, des stockages et de flexibilité étant payés par le biais d’un autre élément de la facture, la contribution au service public de l'électricité (CSPE) ou la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFEE), et le prix électrique s'envole. Donc, on dit aux gens qu’il faut électrifier les usages et on leur colle trois contraintes extrêmement fortes. Ça ne colle pas, ce n'est pas juste.
Revenons à la logique, donnons au citoyen sa responsabilité, donnons à l'État sa responsabilité. En catégorisant ces logements, on fait payer aux citoyens une politique de l'État.
Mais faisons une étape de plus. Prenons un logement qui consomme 150 kWh par mètre carré par an – on calcule le nombre de kWh par mètre carré et par an, que ce soit le gaz, le pétrole ou l'électricité. Si vous êtes au gaz, vous êtes classé C. Si vous êtes à l’électricité, vous êtes classé F, en raison de ce coefficient de 2,3. En effet même si le logement électrique bénéficie d’une excellent note « climat » , soit A ou B, c’est la plus mauvaise note des deux qui est retenue. Vous êtes parfait pour le climat et condamnable pour le logiciel de l’Ademe.
Vous avez donc deux logements identiques, avec la même famille qui consomme de la même manière mais il y en a une qui est devenue une poubelle énergétique : c'est celle qui est chauffée à l'électricité. Et une qui est vertueuse : celle au gaz.
Et on va se trouver avec un système où il est prôné d’installer une pompe à chaleur. Retour là… Vous avez un logement qui est chauffé au gaz. Passer à une pompe à chaleur a une logique parce que vous ne changez pas les tuyauteries et les radiateurs à l’intérieur de la maison, vous allez remplacer seulement une chaudière gaz par une une pompe à chaleur. Et comme la pompe à chaleur a un rendement d'environ 3, cela efface le coefficient de 2,3.
Si vous êtes déjà en électrique et que vous voulez passer de F à C, vous pouvez vous poser la question d’installer une pompe à chaleur. Mais là, il faut tout refaire. Il faut remplacer les fils électriques par des tuyauteries et de nouveaux radiateurs, il faut casser les murs, réenduire, repeindre, …. Tout ça pour diminuer votre note de G à C ou D, à grand prix.
Sans compter que sur le tiers des logements français – il y a 11 millions de logements sur 31 millions qui sont chauffés à l'électricité – il y en a probablement plus de la moitié où on ne peut pas mettre de pompe à chaleur. Parce que vous avez des effets de voisinage. Parce que vous êtes dans une copropriété. L’injustice devient complète.
Aujourd'hui, sauf pour ceux qui disposent de pompes à chaleur, de l’ordre de 4 ou 5 millions, les logements qui sont équipés de convecteurs sont tous classés pratiquement E voire F ou G. Alors qu'ils ont été pratiquement tous faits sur des normes promotelec.
C’est injuste et c'est contraire à ce que dit l'État en termes de changement climatique. C'est un combat du citoyen contre une organisation étatique.
L’Eclaireur - L’idée initiale était bonne puisqu’il s’agissait in fine de mesurer la quantité d’énergie nécessaire, sauf qu’elle a été mal calculée…
Jean-Pierre Pervès - Non ce n’était pas une bonne idée parce que ce qui est demandé à une maison est d’être bien isolée, et on ne mesure l’efficacité de l’isolation par la mesure de l’énergie finale. Et c’est mal calculé pour l’électricité. Mais est-ce que la vraie question de l'humanité aujourd'hui, c'est le réchauffement climatique ou c'est l'énergie primaire ? Il y a un choix à faire.
Je suis convaincu qu'on a un vrai risque climatique. Je n'ai pas de doute là-dessus. Je ne fais pas partie de ceux qui laissent croire que ce n'est pas vrai. Il y a une priorité qui est climatique.
Après, est-on capable d’améliorer le rapport énergie primaire sur énergie finale ? Réduire cet écart est un effort technologique qui doit rester raisonnable financièrement. Et c'est un effort technologique à faire parce qu'il sera rentable. Passer à la quatrième génération de réacteurs nucléaires permet d'avoir un rendement de 50 ou 55 % au lieu de 33.
L’Eclaireur - Comment a été calculé ce coefficient de conversion ?
Jean-Pierre Pervès - C'est très compliqué parce que normalement, si vous voulez calculer complètement le poids de l'électricité, le poids du gaz, le poids du chauffage, vous devez tenir compte de tout : de l'excavateur qui enlève le charbon ou qui enlève le minerai d'uranium, de la séparation et de l’enrichissement de l'uranium, des opérations de tri du charbon parce qu'il est plein de cailloux. A chaque étape, il s’agit de donner une valeur énergétique pour arriver à un total qui représente, soit en consommation d'énergie, soit en émissions de gaz à effet de serre, la totalité du cycle jusqu'au démantèlement final.
Etre capable de tout maîtriser, c'est le rêve écologique. Mais c'est quasiment incalculable. Parce qu’extraire du charbon d’une mine par exemple peut être très compliqué ou très facile selon les pays.
Imaginez que vous faites une transformation en Chine, vous extrayez le charbon, vous fabriquez de l'acier et vous envoyez des barres d'acier en France. Dans le calcul, il faut tenir compte du système énergétique chinois, que cette transformation a été faite avec du charbon. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, les panneaux solaires chinois rejettent pratiquement quinze fois plus de gaz à effet de serre que le nucléaire sur tout leur cycle.
Vous rentrez dans cette gigantesque complexité. C’est ingérable.
L’Eclaireur - Il faut donc reprendre ce coefficient ? Il faut supprimer cette histoire d'énergie primaire ?
Jean-Pierre Pervès - Pour moi, cette notion de l'énergie primaire, c'est une notion « vertueuse » proposée par des idéologues pour séduire des citoyens peu informés, mais qu'on ne sait pas gérer. Ce paramètre n’a rien à voir avec les performances d’une maison, qui sont évaluées en énergie finale. On met une pseudo vertu au-dessus du pragmatisme.
L’Eclaireur - Ce coefficient avait été déjà descendu pour l’électricité, de 2,58 à 2,3. On parle encore de le descendre, un peu…
Jean-Pierre Pervès - Oui, Agnès Panier-Runacher semble vouloir proposer de le réduire de 2,3 à 1,9. C’est une habileté qui ne règle pas du tout le problème. C'est toujours aussi injuste. En revanche, ça va lui permettre de réduire le nombre de logements électriques classés F ou G, de un niveau au plus.
On va monter d'un cran. Donc, il y aura un peu moins de poubelles énergétiques électriques. Mais c'est une habileté, ce n'est pas une décision.
L’Eclaireur - A quoi tout cela tient-il ? Le manque de culture ou d’appétence scientifique de nos politiques ?
Jean-Pierre Pervès - Vous avez dans les ministères, dans les équipes ministérielles, beaucoup de gens qui ont fait X mines, Normale... J'en ai connu beaucoup dans ma carrière. Il y a ceux qui ont été réellement dans des centres de recherche, des usines, et puis il y a ceux qui ont sauté directement de leur école à un cabinet ministériel, qui ont avalé des tonnes de documents, qui ne connaissent pas la réalité de terrain. Dans les ministères, je suis tombé en face d'incompétences assez redoutables, ou en face de gens qui ont une vue très carriériste. Il faut plaire aux ministres, dire ce que le ministre veut.
Avec Bernard Accoyer (le président de PNC, ndlr), nous sommes allés voir Sophie Mourlon, la directrice générale de l'énergie et du climat. On a passé une heure et demie avec elle. Elle n'a contesté aucun des points qu’on lui a présenté. Mais elle n'en a absolument pas tenu compte dans le cadre du DPE qui était déjà en discussion à l'époque.
L’Eclaireur - Peut-on invoquer une réglementation européenne supra qui paralyserait le gouvernement ?
Jean-Pierre Pervès - Est-ce que le gouvernement ne peut rien faire ? D'après les traités européens, il y a un principe de subsidiarité qui s'applique à l'énergie. Chaque État membre est responsable de son énergie et choisit comment il la gère. Donc c'est à lui de choisir énergie finale, énergie primaire, nucléaire, pas nucléaire. C'est la théorie. Dans les faits, par le biais des marchés européens, l'Europe avec l'Allemagne, avec le Danemark, avec l'Autriche se sont mis d'accord avec les ministres de l'environnement français pour dire : “la subsidiarité, on va l'abandonner à l'Europe pour pouvoir organiser le marché”.
Depuis vingt ans, les gouvernements successifs ont donné de plus en plus de responsabilités à l’Europe. Donc on a perdu notre subsidiarité. C'est assez grave parce qu'on voit bien qu'en Europe, il y a des différences fondamentales entre les politiques étatiques. On voit clairement que le Danemark, ce n'est pas la France.
L’Eclaireur - C’est la même chose pour le taux de 42,5% d'énergie renouvelable intermittente. Peut-on l’appliquer de manière indifférenciée à la Norvège, à la France ou à l’Allemagne ou l’Espagne ?
Jean-Pierre Pervès – Il n’est pas pardonnable que la France avec une électricité dix fois moins carbonée que l’Allemagne se voit imposer quasiment le même niveau d’EnR. On ne peut pas. C'est du bon sens.
Au mois d'avril, deux décisions ont été prises en France. Il a été décidé que quand on améliore un procédé dans l'industrie, on prendra en compte l'évolution de l'énergie finale. On était dans un système dantesque… Qui faisait qu’une entreprise électro-intensive qui améliorait son procédé en passant à l'électricité – plus de charbon ou de gaz, plus de gaz à effet de serre – voyait se multiplier par 2,3 sa consommation réelle d’électricité . Comme si elle n'avait pas progressé du point de vue énergétique. De la même manière, un deuxième décret a également été pris en avril, qui prend en compte l’énergie finale pour les travaux d’amélioration énergétique des bâtiments publics.
L’Eclaireur - La réforme du DPE en 2021, qui s’est accompagnée de la révision du coefficient de conversion de l’électricité, passé de 2,58 à 2,3, ne constitue-t-elle pas une avancée ?
Jean-Pierre Pervès - Non. Parce qu’il il y a deux critères dans le DPE : l'énergie et le CO2. Quand un bâtiment classé C ou D en énergie et CO2, passe à l'électricité, il devient A en CO2, mais E ou F en énergie. Or, avec la réforme, c’est la plus mauvaise des deux étiquettes qui fait le classement.
Dans le cas de l'électricité, le coefficient pris en compte est toujours le coefficient énergie, jamais le coefficient CO2. Le logement devient donc une poubelle énergétique. Le fait que vous soyez très bon en CO2 disparaît. La priorité au climat n'existe pas en Europe.
L'Europe a un jeu très habile parce qu’elle a réussi à jouer sur tous les paramètres : pourcentage de renouvelables, quantités de CO2, énergie primaire, énergie finale.... Elle a organisé des centaines de milliers de pages de réglementation pour que la gestion de ces quatre critères soit défavorable au nucléaire et donc à l'électricité pour les pays qui ont du nucléaire.
L’Eclaireur - Dans ce calcul, les énergies renouvelables intermittentes sont aussi lésées que le nucléaire ou l’hydraulique puisque ce coefficient de 2,3 s’applique aussi à elles … L’Europe qui mise sur les ENRi se tire une balle dans le pied ?
Jean-Pierre Pervès - A PNC, on n'est pas anti-renouvelable. On a toujours dit qu’il fallait le bon équilibre. Et on va s'apercevoir que le bon équilibre va être très largement financier. On a beaucoup diminué le CO2 avec le nucléaire, on l'a ensuite diminué avec le passage du charbon au gaz. Sur les dernières années, la quantité de CO2 émise, qui est de l'ordre d’un peu moins de 10 grammes de CO2 par kilowatt-heure, est pratiquement stable. On est tellement décarboné que vous pouvez rajouter autant d'éolien que vous voudrez, vous ne gagnerez rien en émissions de CO2. Parce qu'à chaque fois que vous aurez trop de solaire ou trop d'éolien, vous arrêterez du nucléaire qui émet encore moins de gaz à effet de serre...
Aujourd'hui, parler de l'équilibre renouvelable-nucléaire, c’est se poser la question : est-ce que j'y gagne en CO2 ? Si je n'y gagne rien, pourquoi est-ce que je le fais ? En sachant que je suis en train de créer un double investissement : investissement nucléaire, et investissement éolien-solaire associé à un énorme investissement réseau et back-up pour compenser l'intermittence.
Il y a quelques années, EDF avait réalisé une étude qui disait qu'au-delà de 40% d'éoliennes et de solaires, on ne gagne plus rien et on rend compliqué le réseau.
L’Eclaireur - La France peut-elle se sortir de cette situation plus ou moins dictée par Bruxelles ?
Jean-Pierre Pervès - Oui, parce que les traités sont toujours là. Dans le Traité de fonctionnement de l’union européenne (TFUE), il y a deux articles, le 192 et le 194 qui disent que quand un pays estime qu'une décision européenne est contraire à son intérêt fondamental dans un domaine où, normalement, c'est l'État qui doit avoir la main, il peut demander à ce que des décisions soient prises à l’unanimité. Et non à la majorité relative, ce qui fait qu'on perd toujours devant l'Allemagne.
Donc la France peut parfaitement sortir en disant « désolé, je reviens à l'unanimité ». Et là, elle peut voter contre. En théorie.
Il y a eu un signal assez extraordinaire en janvier. Quand Mme von der Leyen a construit la nouvelle Commission européenne, elle a mis à l'énergie un antinucléaire déclaré, Dan Jørgensen. Elle a mis à la concurrence une antinucléaire déclarée, la ministre de la transition écologique espagnole Teresa Ribeira. Et elle a pris comme conseiller énergie, Philippe Lamberts, un belge “vert”.
Mme Van der Leyen a pris une décision très limpide, qui était tout à fait cohérente avec celle de l'Allemagne à l'époque, qui était cohérente avec celle du Danemark.
Je suis un citoyen de base, je ne suis pas un politique mais je regarde ce qui se passe. Qu'est-ce que vous avez ? L'Allemagne, qui est un pays extrêmement organisé pour son industrie, envoie à Bruxelles des professionnels qui y font carrière. Nous, en France, on envoie des jeunes qui sortent des cabinets ministériels qui savent qu'il faut passer trois ou quatre ans à Bruxelles pour poursuivre leur carrière.
A chaque fois que la Commission sort un nouveau règlement – 400 pages sur un sujet relativement étroit, il n'y a que des retraités comme moi qui peuvent le faire – vous lisez que les spécialistes allemands, danois, autrichiens qui sont bien implantés à Bruxelles, se sont organisés pour que, toutes les trois pages, ils puissent verrouiller le système contre le nucléaire.
Je ne fais pas du complotisme. Mais il y a des États qui savent s'organiser pour faire passer leurs priorités. Quand nous, on met en face de ces États qui sont profondément antinucléaires, des ministres de l'environnement qui étaient eux-mêmes antinucléaires. On garde tous en mémoire les déclarations de Dominique Voynet disant qu'elle n'avait pas obéi à Jospin et qu'elle avait fait échouer une négociation au niveau européen avec les Anglais.
L’Eclaireur - Ces ministres détiennent-ils vraiment les leviers du pouvoir ? On se rappelle de Nicolas Hulot qui avait claqué la porte disant en substance qu’il ne pouvait rien faire…
Jean-Pierre Pervès - Oui mais Nicolas Hulot ne dit pas la vérité. Le vrai problème aujourd'hui de l'Europe vient des énergies renouvelables électriques intermittentes. Ce n'est pas tant qu'elles existent, ce n'est pas tant qu'elles sont effectivement plutôt intéressantes du point de vue climatique. C’est que l’on ne calcule pas leur coût complet. Pour le nucléaire, on calcule le coût intégral, de la mine au stockage des déchets finaux.
Quand on vous parle du prix de l'éolien et du solaire, c'est le prix au pied du mat ou du parc solaire. Il y a quand même un écart du raisonnement colossal. Si vous regardez l'étude qu'avait faite RTE en 2020-2021, RTE disait très clairement que le scénario nucléaire était globalement moins cher que des scénarios renouvelables en affirmant par ailleurs que le coût des EnR était devenu compétitif. Le vrai prix est le coût du système complet. C'était la conclusion du rapport.
Ça, Nicolas Hulot ne l'a jamais dit. Et aujourd'hui encore, tout le monde continue à dire que l'éolien et le solaire sont devenus moins chers que le nucléaire. Mais on compare un coût complet à un coût direct.
En Allemagne, vous avez aujourd'hui un total de pratiquement 180 gigawatts d'éolien et de solaire alors que la consommation maximum est de 80. Qu'est-ce que vous faites quand ils s'arrêtent ou quand ils sont ensemble au maximum ? En Espagne, ce sont 60 gigawatts d'éolien et de solaire qui sont installés alors que, lors du black-out, la consommation n’était que de 25. A ce moment-là, à midi, le solaire tournait à plein tube : 21 gigawatts pour une consommation de 25. Quand le solaire s'arrête en fin d'après-midi, qu'est-ce que vous faites ? Si vous n'avez pas ces chiffres en tête, vous ne comprenez rien.
J'ai un reproche fondamental à faire à l'Europe. Que l'Allemagne ait décidé être autant que possible tout renouvelable, c'est leur droit, principe de subsidiarité. Je ne suis pas contre. En revanche, ce que l'Europe n'a pas dit à l'Allemagne, c’est “si vous avez trop d'éolien et de solaire, il y a deux règles : la première, vous n'avez pas le droit d'envahir les voisins, parce que vous allez détruire leur propre système énergétique. Et la deuxième, vous avez bien sûr le droit d'avoir cet éolien et ce solaire, mais vous avez le devoir de prévoir chez vous ce qu'il faut pour compenser l’intermittence quand il le faut”.
Or, quel est le gros problème de l'Europe aujourd'hui ? C'est que nos voisins n'ont pas su développer les réseaux de transports, trop chers, et ils n'ont pas su développer le back-up. Typiquement, l'Espagne s'est plantée, parce que pour laisser passer l'éolien et le solaire, ils ont tellement arrêté leur gaz et leur nucléaire qu'ils ne pouvaient plus compenser des variations brutales du solaire.
Il y a vraiment une faute européenne. Je dis bien une faute. L’Europe a donné des tas de droits pour développer les renouvelables, je dirais même des obligations, et elle ne leur a imposé aucun devoir.
Il faut vous souvenir qu'avant les renouvelables, l'Europe était bien organisée. Nous étions déjà complètement interconnectés. Ce qui veut dire que quand, par exemple, en France, une centrale nucléaire s’arrêtait brutalement, on disposait en Europe de la puissance nécessaire pour compenser cet arrêt, chaque pays contribuant en fonction du risque qu’il apportait. Quand l'Allemagne a eu une rupture de ligne en 2000, avec l'aide de la France, de l'Autriche, on a compensé instantanément la perte de la ligne électrique.
On avait mis un pot commun, ce qu'on appelait les réserves de sécurité. Nous avions de la réserve de nucléaire, de la réserve de gaz, capable de démarrer instantanément, et beaucoup d'hydraulique. Maintenant, on a un système où on n'a pas ajouté ce qu'il faut pour compenser la variabilité d'éolien et du solaire alors que les variations qu’ils imposent sont considérables.
L’Eclaireur - La solution, ce serait le stockage, en fait. Stocker cette électricité produite par les renouvelables intermittentes résoudrait tout…
Jean-Pierre Pervès - Oui, mais alors, il faut calculer son vrai prix. En rajoutant le prix du réseau. Quand j'entends dire que dans l'Europe, il faut 2000 milliards rien que pour développer les réseaux… Si on met 2000 milliards et qu'on ne gagne rien en CO2, est-ce que ça vaut la peine ?
Et il ne faut pas seulement des réseaux, il faut des batteries. Pourquoi est-ce qu’une voiture électrique est chère ? Parce que les batteries sont chères. Est-ce qu'on va remplacer, compenser, les considérables baisses du solaire sur quelques heures par des batteries ? Au même niveau de puissance, soit 60 gigawatts de batterie ?
Ce n’est pas réaliste. Consommer moins ? Si vous regardez la PPE 3 (la loi de programmation pluri-annuelle de l’énergie, dont l’examen a été repoussé à après l’été, ndlr), on vous demande de passer d'une valeur d'environ 1500 TWh de consommation à 1243 en 2030. On va vous demander de consommer pratiquement de l'ordre de 250 TWh de moins en cinq ans. Si on regarde les statistiques gouvernementales, on a baissé de 6 TWh par an dans la période 2011-2020. On a eu une baisse de 25 TWh par an, de 2021 à 2023, grâce à la crise. Et maintenant, on nous dit qu'on va aller encore plus vite dans les cinq ans qui viennent ? Est-ce que c'est réaliste ?
La PPE 3 est hors sol. On est en train de tuer l'Europe au bénéfice du reste du monde.
Prenez le solaire sur une journée. A partir des données sur le site de RTE, je me suis projeté en 2035. A l'époque, il était dit qu'il y aurait environ 80 gigawatts de solaire, à comparer aux 60 de nucléaire.
Avec 80 GW de solaire, en milieu de matinée et en milieu d'après-midi, les variations sont de 14 gigawatts par heure. C’est l’équivalent de la production de 14 réacteurs. Est-ce qu'on est prêt à encaisser dans dix ans une variation de puissance solaire qui est 14 de gigawatts par heure ? C'est exactement ce qui est arrivé à l'Espagne.
Comment est-ce qu'on va gérer ça ? M. Hulot dit “on met plein d'éoliennes, plein de solaire, il y a toujours du vent et du solaire quelque part”. Combien y a-t-il de fuseaux horaires en Europe ? Deux. On va donc avoir cette évolution tous en même temps à deux heures près.
C’est la même chose pour l'éolien. Vous verrez qu'en 2035, on aura des pics éoliens absolument considérables. Les gens ne se rendent pas compte à quel point c'est variable. Monstrueusement variable. Et à quel point il y a des périodes longues où il n'y a presque pas de vent, même en hiver. Pas de vent et pas de soleil non plus.
L’Eclaireur - Je vais me faire l’avocat du diable mais si on part du principe qu’on aura 42,5 % d’énergies renouvelables intermittentes, objectif que s’est fixée la Commission européenne d’ici 2030, les 57,5 % à côté ne suffiraient pas à compenser ?
Jean-Pierre Pervès - 42,5 % d’énergies intermittentes en 2030, c’est impossible. On est à 20 %. On ne va pas doubler en cinq ans.
Il faut toujours dire pourquoi un raisonnement peut être vicieux. Et là, on va encore une fois trouver de la vertu. Au lieu de définir des objectifs d'ENR par pays en fonction de leur situation réelle, l’Europe a décidé “je veux tant d’éolien au total et je vais le répartir en fonction de la richesse de chaque pays”. Quand nous avons beaucoup de nucléaire, les Allemands ont beaucoup de charbon et de lignite. Mais on nous fixe pratiquement le même niveau d’ENR parce qu'on a presque le même niveau de PIB par individu.
On a inventé un raisonnement qui semble vertueux pour imposer des décisions qui sont totalement injustes.