Enquêtes publiques : le leurre de la démocratie participative
L'affaire Ullmann, du nom de ce commissaire enquêteur en Isère radié, puis réintégré par voie de justice, est révélatrice du dévoiement des enquêtes publiques. Et du rôle trouble tenu par les préfets.
En France, à l’exception des associations de protection de l’environnement et de collectifs citoyens directement intéressés par le sujet, tout le monde se contrefiche des enquêtes publiques. Et comme les pouvoirs publics s’emploient, avec une nette accélération ces dernières années, à détricoter tout ce qui permet d’informer et de faire participer le public sur un projet d’aménagement un tant soit peu important susceptible de porter atteinte à l’environnement 1, on ne s’étonnera pas du discret fossoyage de ce que l’on nomme un peu pompeusement “démocratie participative”, et dont on va voir qu’elle n’existe tout simplement pas.
D’environ 12 000 enquêtes publiques par an en France, on est tombé aujourd’hui à moins de la moitié. Sûrement au nom de la simplification administrative. Sur ces 5 000 enquêtes publiques, 1 % se voient décerner un avis défavorable du ou des commissaires enquêteurs, ces experts chargés au sein des commissions d’enquête de passer au crible les projets. A croire que tout va bien dans le meilleur des mondes.
Outre le fait que la très grande majorité des projets obtient donc le quitus, il se trouve qu’il ne s’agit là que d’un avis. Donc, s’il le veut, le préfet (ou le maitre d’ouvrage, on ne sait plus trop comme on le verra plus loin) peut allègrement passer outre pour donner son feu vert. On l’a vu pour le projet de Center parcs en Isère, pillonné entre autres par les commissaires enquêteurs et l’autorité environnementale en région mais passé comme une fleur dans la machine à validation politico-administrative. Avec le succès que l’on a vu puisqu’après un long feuilleton judiciaire, le Conseil d’État a fini par enterrer le projet de Pierre & Vacances.
On l’a vu plus récemment avec Inspira, en Isère encore, où le projet de zone industrialo-portuaire n’a pas plus résisté à l’expertise de la commission d’enquête qu’à l’épreuve de la justice administrative.
C’est que les avis de ces commissaires enquêteurs, et surtout les quelques-uns et même rares qui continuent de faire leur travail malgré les embûches et ce qui ressemble fort à une forme d’auto-censure, sont scrutés de près. Car ces avis sont souvent, quand défavorables et qui plus est assortis de réserves et non de “simples” recommandations 2, le coup d’envoi aux procédures judiciaires. Le plus simple n’est-il pas de prendre le “problème” à la source et de faire taire, en mettant à l’écart, ces empêcheurs de bâtir en rond ?
En Isère, il en est un, Gabriel Ullmann, qui avec 10 % d’avis défavorables, fait exploser la moyenne nationale. Le Center parcs, c’est lui. La Zac Portes du Vercors dont dépend en partie le futur Métrocâble de Grenoble passablement mal emmanché aussi. Le projet de zone industrialo-portuaire Inspira itou.
C’est ce dernier dossier qui a mis le feu aux poudres. En décembre 2018, cinq mois après avoir décerné un carton rouge au projet porté par le Département de l’Isère, Gabriel Ullmann était radié. On lui reprochait son manque d’impartialité et surtout de trop bien faire son travail. La sanction a fait l’effet inverse. Loin de le lier et le faire taire – le commissaire enquêteur se trouvant de fait déchargé de tout devoir de réserve incombant à sa mission – Gabriel Ullmann a dit tout le bien qu’il pensait de la manière de faire et de la tournure que prenaient les événements. Et a derechef saisi les tribunaux.
Quatre ans après, le 1er mars 2023, la cour d’appel de Lyon prononçait la réintégration de Gabriel Ullmann sur la liste d’aptitude des commissaires enquêteurs.
“Les obligations de réserve et de neutralité ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, qui n’est pas un agent public”, souligne la cour d’appel dans son arrêt. Quelques jours après que le tribunal ait mis un terme à l’aventure Inspira 3. Bref, gros succès de l’opération.
Ce n’est pas tant le coup d’arrêt à ces gros projets d’aménagement, ainsi que la radiation puis réintégration à venir du commissaire enquêteur, qui importent que les procédés mis en œuvre. Et qui en disent long sur le double discours des pouvoirs publics. Sur le rôle des préfets, ces relais-fusibles en région de l’exécutif. Et que vient illustrer l’épisode du limogeage de la préfète d’Indre-et-Loire qui a manifestement payé son opposition à des élus locaux proches du pouvoir.
Car dans l’affaire Ullmann, ou plutôt les affaires Ullmann, le déroulé, la chronologie et la juxtaposition des faits sont pour le moins saisissants. Reprenons. On est en mai 2018. Le président du Département de l’Isère, le Républicain Jean-Pierre Barbier, également président de la société Elegia, maison-mère d’Isère Aménagement, maitre d’ouvrage concessionnaire d’Inspira, s’émeut auprès du président du tribunal administratif de Grenoble, chargé de nommer les commissaires enquêteurs, de la présence de Gabriel Ullmann à la tête de la commission d’enquête sur… Inspira. Déjà, à ce stade, on peut légitimement se dire que la distance critique peut ne pas y être.
Réponse de Denis Besle : la partialité du commissaire enquêteur, docteur ingénieur chimiste et docteur en droit de l'environnement avec à son actif une soixantaine d’enquêtes publiques en 25 ans d’expérience, n’est pas établie. “Le statut des commissaires enquêteurs leur garantit une indépendance dans l’exercice de leur mission qui fait obstacle à ce qu’ils puissent être révoqués une fois désignés par le président du tribunal administratif sauf cas d’empêchement”, rappelle le président du tribunal administratif.
La suite est plus nébuleuse. Le président du Département de l’Isère a-t-il interféré auprès du préfet pour obtenir de la commission chargée d’établir la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur la radiation de Gabriel Ullmann, et non plus seulement son déport du dossier ? Ou le représentant de l’Etat, qui par ailleurs siégeait au comité stratégique d’Inspira, a-t-il agi en toute “indépendance” ?
En tout cas, ça ne traine pas : en septembre, Lionel Beffre, préfet de l’Isère, demande la radiation de Gabriel Ullmann. Radiation qui sera prononcée par la commission ad-hoc trois mois plus tard. Une commission qui semble avoir été taillée sur mesure.
Sur les 9 voix, on y compte 4 des représentants de l’Etat, 2 des associations (France Nature Environnement et le Conseil Architecture Urbanisme Environnement-CAUE de l’Isère) désignées par le préfet et 1 voix, consultative, représentant les commissaires enquêteurs désignée par le préfet. Sachant que le CAUE était alors présidé par Christian Coigné, vice-président du Département de l’Isère, président d’Isère Aménagement, l’aménageur d’Inspira. Et que les revenus du CAUE dépendent de la part départementale de la taxe d’aménagement votée chaque année par le Département.
Au passage, il est à noter que Christian Coigné était à l’époque également vice-président de l’association des maires de l’Isère, association représentée par Gérard Mathan, le maire de Belmont, petite commune de 432 habitants, siégeant dans la commission de radiation. Sans que la question d’un éventuel déport, et notamment de Christian Coigné au vu des liens d’intérêts, n’aille plus loin.
Détail qui fleure bon le règlement de comptes personnel, avant la séance de la commission de radiation, Isère Aménagement avait saisi la justice pour annuler et réformer l’ordonnance de fixation des vacations, estimant Gabriel Ullmann trop cher payé. La société en aura finalement été pour ses frais non sans quelques rappels à l’ordre et relances du tribunal.
Le préfet à la fois juge, partie et procureur
Que des promoteurs défendent leur projet, c’est de bon aloi. Que des associations s’y opposent, comme le permettent les textes, rien que de très normal. Reste le rôle trouble des préfets. Car si les commissaires enquêteurs sont désignés par le président du tribunal administratif, celui-ci ne peut les nommer que parmi les membres de la liste établie par la commission d’aptitude. Commission dont on a vu plus haut qu’elle était dûment bordée.
“Cette composition assure déjà la maîtrise complète de la commission par le préfet du département, lequel est en même temps souvent l’autorité organisatrice d’enquête, l’autorité décisionnaire et même parfois, maître d’ouvrage. De ce fait, le préfet peut décider par ce biais, de retenir ou non tel candidat, choisir de le renouveler ou pas, ou bien même de demander et obtenir ipso facto sa radiation. De la sorte que le préfet est à la fois juge, partie et procureur”, résume Gabriel Ullmann.
“Il est difficile d’admettre qu’un texte puisse être à l’origine d’une telle situation, contraire à tous les principes du droit.” Une légitimité du représentant de l’Etat que le commissaire enquêteur avait contesté dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le dossier, renvoyé devant le Conseil d’État, n’est pas allé plus loin.
Ainsi faisant, la boucle n’est pas seulement bouclée. Le dossier est verrouillé et biaisé, et ce dès le départ. On voit mal en effet un maire ou un président de Département, souvent maitres d’ouvrage, plaider pour la nomination d’un commissaire enquêteur qui ferait un peu trop bien son travail ou serait trop pointilleux ou regardant.
A l’aune de l’affaire Inspira & Co, il est assez troublant de voir le poids des préfets sur des commissions d’aptitude censément indépendantes. De voir aussi les possibilités ouvertes à l’Administration pour recalibrer les motifs de ses recours, voire lui en substituer d’autres. Précisons que cette possibilité n’est pas ouverte au justiciable lambda. Sujet qui vaut un article dédié, à suivre.
Bref, l’affaire Inspira et ses dérives en dit beaucoup sur les manœuvres en coulisses. Car ce n’est pas la première fois que le commissaire enquêteur a maille à partir avec l’Etat. En 2016, Gabriel Ullmann avait rendu un avis défavorable sur un projet d’irrigation de pâturages prévoyant de prélever l’eau dans des torrents de montagne dont un au cœur du parc national de la Vanoise en Savoie, et ce contre l’avis du conseil scientifique du parc.
Comme pour Inspira, la commune de Val-Cenis avait contesté le montant des indemnités allouées à Gabriel Ullmann. En parallèle, le préfet avait adressé, sans succès, un courrier au président du tribunal administratif de Grenoble pour remettre en cause l’impartialité du commissaire enquêteur. Non avoir avoir pris part, aux côtés du maitre d’ouvrage, à une réunion publique consacrée au projet où le commissaire enquêteur avait été nommément épinglé dans un beau mélange des genres et des intérêts. Et dans une certaine opacité.
A Gabriel Ullmann qui réclamait que lui soient transmis les échanges entre la DDT (direction départementale du travail, service instructeur du dossier qui dépend du préfet) et les promoteurs du projet, le préfet de Savoie avait opposé une fin de non-recevoir. Saisie, la commission d’accès aux documents administratifs (Cada) ne pouvait que constater l’absence de documents, ceux-ci ayant été détruits. Comme a été détruit le compte-rendu de l’audition, émaillée de certains débordements d’après nos informations, qui a conduit à la radiation du commissaire enquêteur en Isère.
“Une radiation qui s’apparente à un détournement de procédures”
Liens d’intérêts, atteintes à l’indépendance des commissaires enquêteurs et à la liberté d’expression, détournement des procédures, entraves à la démocratie participative se multiplient depuis plusieurs années. L’affaire Inspira-Ullmann en constitue une synthèse saisissante, et qu’avait résumé la rapporteur publique de la cour administrative d’appel de Lyon dans son avis précédent l’arrêt.
Outre l’absence de manquement dans le déroulé de ses enquêtes publiques, la rapporteur publique avait souligné les atteintes à la libre expression du commissaire enquêteur en dehors de ses enquêtes. Elle avait pointé une radiation s'apparentant à un détournement de procédure, une remise en cause des fonctions du commissaire enquêteur et une grave dérive des enquêtes publiques.
Au-delà de ce cas emblématique, beaucoup s’émeuvent de la régression du droit de l’environnement en même temps que s’épanchent les discours contraires. “Il y a un océan entre la parole publique qui met les questions écologiques et démocratiques au premier plan et la réalité”, souligne l’ancienne ministre de l’Environnement et avocate Corine Lepage.
D’autant qu’en interne, il y a comme des flottements. Il n’est pas rare de tomber sur des avis de commissaires enquêteurs bruts, non motivés. Ce qui est susceptible d’entrainer leur annulation. Voir à ce titre le récent avis, favorable, rendu sur le téléphérique de la Grave, projet porté par la Sata Huez, mais dénué de toute appréciation personnelle du commissaire enquêteur.
Faut-il y voir la fin des enquêtes publiques ? En 2019, le gouvernement avait lancé l’expérimentation, pour trois ans, dans le droit fil du droit européen, de la participation par voie électronique. Aucun bilan n’a été rendu public. Sous couvert de simplification et de dématérialisation, une telle consultation permet tout simplement de se passer de l’avis des commissaires enquêteurs. C’est le mirage, ou l’écran de fumée, des consultations citoyennes.
En attendant, d’autres se sont engouffrés dans la brèche. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 3 mars, le président de la Compagnie des commissaires enquêteurs du Languedoc-Roussillon s’inquiétait de l’organisation d’un marché de la participation lucratif via notamment l’émergence de sociétés de conseil.
Les enquêtes publiques ne sont pas les seuls instruments à être rabotés. L’autorité environnementale, et sa déclinaison en région la mission régionale d’autorité environnementale (MRAe), dont les avis précèdent les enquêtes publiques, et censées être un verrou et un autre garant de l’indépendance, est un modèle du genre. Le champ de la nomenclature a ainsi été réduit. Sous couvert de simplification, moyennant un examen au cas par cas via un simple formulaire Cerfa, de plus en plus de projets échappent à l’évaluation environnementale.
Pour ceux qui y passent encore, le délai a été rogné. L’autorité environnementale a ainsi deux mois, et non plus trois, pour rendre un avis.
Au niveau au-dessous, des MRAe, on est toujours sur un délai de deux mois mais sans moyens humains suffisants. Résultat : un projet sur deux est dispensé d’avis. Au niveau encore en-dessous, soit des projets qui ont moins d’impact sur l’environnement, soit le plus gros des troupes, ils sont passés en revue par des services de l’Etat, DDT ou Dreal. Qui dépendent donc du préfet.
En toute indépendance ? Même Bruxelles a tiqué. En 2019, l’évaluation environnementale étant imposée par le droit européen, la France a été mise en demeure de rentrer dans les clous. La législation française n’offre “pas de garanties suffisantes pour faire en sorte que les autorités accomplissent leurs missions de manière objective”, souligne la Commission européenne.
L’enquête publique est le seul dispositif participatif qui permet aux citoyens de s’informer et de formuler des observations auprès d’un tiers indépendant, le commissaire-enquêteur.
Les réserves des commissaires enquêteurs doivent être levées pour que l’avis devienne favorable (sachant que le préfet peut passer allègrement outre ces avis) quand les recommandations ne sont que des… recommandations.
Contacté, le ministère de la Transition écologique représentant la défense dans ce dossier n’avait à la publication de l’article pas réagi à la décision du tribunal administratif de Grenoble et notamment quant à sa potentielle décision de faire appel. A noter que le ministre est également partie dans le dossier de la radiation de Gabriel Ullmann. Où il n’a pas plus réagi à nos demandes.