Enseignement supérieur privé : la mesure très comptable du gouvernement
Alors qu'un rapport parlementaire préconise de mieux contrôler et réguler l'enseignements supérieur privé, le gouvernement ferme le robinet de l'apprentissage. Et après ?
Le boom de l’enseignement supérieur privé à but lucratif est un “bel” exemple de la multiplication des portes tournantes, ces allers-retours entre le public et le privé et ce mélange des genres entre décideurs publics et monde des affaires dans lequel baigne la Macronie.
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En avril, un rapport parlementaire pointait la jungle et l’opacité de ce dossier ainsi que l’absence totale de régulation, recommandant un contrôle accru des pouvoirs publics sur les formations ou les diplômes.
La décision (très comptable sans autre mesures si ce n’est une énième plate-forme et un hypothétique label) de supprimer la prime de 6 000 euros à l’apprentissage versée aux entreprises qui embauchaient et qui permettait à ces écoles de surfer sur l’alternance et relativiser des frais d’inscription particulièrement dispendieux au regard du contenu des formations, peut-elle changer la donne ?
Ce alors que le privé lucratif absorbe 25 % des étudiants ? Que le flux des étudiants, conséquence parfaitement prévisible de l’objectif de 80 % d’une classe d'âge au bac, n’est pas absorbé par les universités faute de moyens à la hauteur comme le souligne le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche rendu en mars 2023 et publié le 15 juillet dernier ?
En attendant, nous republions, en le mettant en accès libre, notre article paru le 1er novembre 2023. Qui montre que la jungle qu’est l’enseignement supérieur privé à but lucratif en France a aussi bénéficié de la participation active de certains membres de l’exécutif, qui s’y sont promptement recasés.
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Enseignement supérieur : les drôles de passerelles entre public et privé
L'Etat mise à fond sur l'apprentissage. Ce faisant, entre deux pantouflages, il fait un pont d'or aux écoles privées sans rien exiger en contrepartie. Qui va en payer le prix ?
Le 23 octobre 2023, Olivier Dussopt a annoncé mettre le paquet sur l’apprentissage. Renforcement des cellules interministérielles pour accompagner et guider les jeunes, campagnes de mails individualisés, tout est mis en place pour que l’objectif d’Emmanuel Macron du million d’apprentis en 2027 soit atteint.
On y est presque. En quelques années, le nombre d’apprentis a explosé. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), près de 900.000 contrats d’apprentissage étaient en cours fin 2021, contre 480.000 deux ans plus tôt 1.
Derrière l’apparent succès quantitatif, qui a en outre l’avantage, tout aussi apparent, de se répercuter sur les chiffres du chômage, le dispositif dessine et encourage une toute autre réalité : celle au travers d’un détournement du mécanisme de l’apprentissage et des aides d’État, d’un transfert de fonds et de missions publics vers des intérêts privés d’où émergent des grands groupes adossés à des fonds de pension ou d’investissement à la rentabilité à deux chiffres. Et ce avec la bénédiction, si ce n’est l’encouragement et la participation active de l’exécutif, comme nous allons le voir.
Tout commence en 2018 avec la réforme de l’apprentissage lancée par la ministre du Travail Muriel Pénicaud. C’est la loi “pour la liberté de choisir son avenir professionnel”. Une loi qui ouvre grand les portes de l’apprentissage, plus seulement réservé aux étudiants peu diplômés et aux entreprises de moins de 250 salariés. Et à qui l’aide d’urgence exceptionnelle débloquée par le gouvernement depuis 2020 en soutien à la crise économique – aide de 5000 puis désormais 6000 à 8000 euros par apprenti – va servir tout à la fois d’appel d’air, de tremplin et d’effet d’aubaine pour nombre d’acteurs 2. Pour des entreprises, qui trouvent avec ce contrat de travail à moindre coût une alternative bon marché à l’embauche de CDD ou de CDI.
Résultat, plus de 70 % des apprentis ne sont pas employés à la sortie par leur entreprise de formation comme le souligne une étude de la Dares publiée le 26 octobre 2023.
“Un apprenti sur cinq ne va pas au terme de son contrat d’apprentissage. Un quart abandonne définitivement l’apprentissage en cours de formation tandis que 40 % des apprentis sortants repartent en formation à la fin du cursus”, dénonce la fédération CGT de l'éducation, de la recherche et de la culture. “Selon France Compétences, il y a plus de 31% de ruptures de contrats chaque année. Un apprenti licencié ou démissionnaire peut signer un nouveau contrat la même année et donc correspondre à plusieurs contrats recensés pour une même période”.
Effet d’aubaine aussi pour des formations post-bac qui se sont engouffrées dans la brèche. Avec la libéralisation du marché de l'apprentissage, le terreau était particulièrement fertile pour qu’éclosent et se multiplient nombre de structures privées et notamment d’écoles privées à but lucratif pour qui l’alternance devenait un parfait palliatif permettant de lever le dernier frein de coûts d’inscription prohibitifs.
“Le coût de la scolarité pour une année dans nos écoles, c’est autour de 10 000 euros. A partir du moment où l’apprentissage se développe, cette barrière financière à l’entrée disparaît”, souligne un responsable d’Omnes, un des quatre plus gros groupes d’enseignement privé en France.
La facture n’a pas été allégée pour tout le monde. A France compétences, qui assure seule aux manettes – depuis que les Régions ont été mises sur la touche – le financement et la régulation de l’apprentissage, le trou s’est creusé jusqu’à avoisiner les 5,9 milliards d’euros en 2022. Et ce malgré plusieurs dotations exceptionnelles de l’Etat.
Il n’y aurait pas grand-chose à y redire si le dispositif ainsi institué bénéficiait véritablement aux étudiants, et notamment aux étudiants les plus en difficulté, en accord avec les principes initiaux de l’alternance. Mais en s’élargissant, le dispositif s’est noyé en même temps qu’il a fait les affaires de nouveaux venus sur un marché de l’enseignement supérieur devenu aussi dense que peu lisible.
Aujourd’hui, c’est la jungle. Multiplication des structures et des statuts, formations reconnues ou non par l’Etat, tutelle à deux têtes – entre l’Education nationale et la recherche d’un coté, le ministère du travail de l’autre – faisant cohabiter diplômes et titres RNCP, sans plus de concordance et passerelles de l’un à l’autre au vu du différentiel de l’offre et de niveau de formation… Quand les diplômes sont officiels, ce qui n’est pas toujours le cas. Il est aujourd’hui quasi-impossible de s’y retrouver d’autant que certaines écoles jouent parfois la confusion au gré d’appellations trompeuses.
Ainsi, le MBA souvent mis en avant, soit l’équivalent d’un bac + 5, n’a-t-il rien à voir avec son cousin anglo-saxon, le Master of Business Administration, qui est le diplôme du plus haut niveau en management et gestion des affaires. Quant à l’appellation master, elle est censée être réservée aux universités. Elle est pourtant couramment vendue sur les plateformes.
Des pratiques pas si exceptionnelles. En 2020, un tiers des établissements d’enseignement supérieur privés contrôlés par la répression des fraudes s’en remettait à des pratiques commerciales jugées trompeuses.
Libéralisé, peu réglementé, le marché est pour ainsi dire totalement dérégulé. Alors que l’Etat contribue à aider financièrement ces formations privées, il n’a pas le moindre pouvoir de contrôle sur le contenu qui est enseigné. Et quasiment aucune exigence.
Ainsi ces nouvelles écoles, rebaptisées “pouf-school” par leurs détracteurs, n’ont-elles aucune obligation en matière de recherche ou d’encadrement de leurs élèves, comme le déplorait Laurent Champaney, le président de la Conférence des grandes écoles auditionné dans le cadre de la mission d'information sur l'enseignement supérieur privé à but lucratif par le Sénat.
Mais il serait un peu facile de faire porter le chapeau au privé lucratif et à lui seul. Car si de telles structures ont pu prospérer, c’est parce que elles ont parfaitement compris et appris tout l’intérêt qu’il y avait à aller marcher sur les ratés et les décombres du public. De fait, la très prévisible augmentation du nombre d’étudiants n’a non seulement pas été anticipée mais les dépenses publiques par étudiant sont en baisse 3.
Sous-financement chronique des universités, amphi bondés, ratés de la plate-forme MonMaster et pénuries de places en master, angoisse générée par Parcoursup, etc, ont fait le lit de ce que l’on voit aujourd’hui. Et permis le boom du privé. Certains affirment même que cela a été fait pour.
Des écoles qui démarchent les étudiants, les repêchent en cours d’année avec la mise en place de rentrées décalées. Les “sélectionnent” au travers de “concours” instaurés bien amont de la délivrance, au compte-gouttes, des affectations par Parcoursup. Et leur proposent des réductions sur les frais d’inscription pour les premiers inscrits…
Une stratégie commerciale agressive avec laquelle les formations traditionnelles ne peuvent rivaliser, doublée d'enseignements qui rompent avec les standards académiques se targuant de coller au marché du travail et surtout aux aspirations des étudiants – quitte à vendre du rêve – quand les filières classiques peinent à se repenser. Et qui n’hésitent pas à mettre en avant un fort réseau professionnel dans lequel elles peuvent puiser pour dispenser leurs enseignements.
C’est dans ce paysage qu’ont surgi les écoles de management du sport. Il n’existait quasiment aucune formation de la sorte en France, à moins d’intégrer la filière universitaire Staps – beaucoup de demandes, peu de places – et de pousser jusqu’en master afin de pouvoir se spécialiser. Mais, boostées par la perspective d’organisation en France d’évènements sportifs majeurs – coupe du monde de rugby, JO 2024 à Paris, candidature pour les JO d’hiver en 2030 etc – ces structures se sont multipliées. A Lyon, elles sont six – avec l’école de Tony Parker en fer de lance – à occuper ce créneau. Et on trouve des campus dans la région Rhône-Alpes, à Valence, Annecy, Saint-Etienne, Grenoble… Toutes surfent sur le modèle très américain du sport-business. Que le meilleur gagne ?
“On a construit un système qui a affaibli l’université”
Beaucoup craignent que ces écoles ne répondent à des besoins que ponctuels, et à très court terme. Que faute d’enseignement des fondamentaux, le niveau soit tiré vers le bas. Mais au milieu de ce champ de bataille, tout le monde a sa part de responsabilités, comme le soulignait au Sénat le sénateur LR et professeur de classe prépa Max Brisson.
“Les grandes écoles les unes après les autres ont tout fait pour échapper au monopole de l’université. On a construit un système qui a affaibli l’université. On a ouvert la porte… Je combats les marchands de soupe, je suis d’accord de la nécessité de mettre de l’ordre, de réguler, de contrôler, et sanctionner mais malgré tout il faut se poser quelques questions. Pourquoi cet essor ? Le marché comble l’absence lorsque le service public n’est plus au rendez-vous”.
Le sera-t-il demain ? Rien n’est moins sûr au vu des pistes empruntées. Le gouvernement a dit vouloir y remettre, si ce n’est un peu d’ordre, de la clarté. Sauf que, quand la ministre Sylvie Retailleau annonce un label de qualité pour 2024 et une plate-forme recensant les formations reconnues par l’Etat (quid de Parcoursup ? quid de la base de France compétences ?), cela s’apparente davantage à faire le ménage en se concentrant sur les poussières.
Car, dans les coulisses, il se passe de drôles d’accointances. L’ex-rectrice de Versailles, Charline Avenel, qui candidatait au poste de patron de la fédération française de foot, a finalement atterri chez le groupe d’enseignement supérieur privé lucratif Ionis. Non sans avoir auparavant travaillé au ministère des finances, en charge du budget de l’éducation et de l’enseignement supérieur.
On a aussi vu Martin Hirsch qui pendant ses huit ans à la tête de l’AP-HP a appliqué les politiques gouvernementales de regroupement d’établissements et de fermetures de lits, atterrir chez Galileo Global Education, l’auto-proclamé numéro un mondial de l’enseignement privé 4. Nommé au poste de vice-président exécutif, Martin Hirsch aura la charge de “développer des formations aux métiers de la santé et tenter de répondre, en particulier, aux immenses besoins en personnels, estimés à 18 millions de postes à l’échelle mondiale par l’OMS”.
Quitte si ce n’est à affaiblir, à concurrencer l’enseignement supérieur public laissé pour compte par l’Etat ? A commencer en pompant dans son vivier ? A Créteil, Galiléo et Martin Hirsch ont commencé à tisser des ponts avec l’université. En proposant de “récupérer” et de former aux métiers juridiques les étudiants qui ont échoué au terme de leur première année de licence de droit.
A Galileo, ils intégreront alors une formation de juriste… en alternance pour décrocher le titre professionnel (et non un diplôme) d’assistant juridique, délivré par le ministère du travail (et non l’enseignement supérieur). Formation et validation au rabais ? En attendant, Galileo va là où l’Etat est notoirement absent : alors que la demande en assistants et secrétaires juridiques est énorme, l’université n’en forme pas.
Forcément, la proposition de Galileo tombe à point nommé. D’autant que l’école privée prend bien soin dans sa plaquette de promotion de demander de seulement s’acquitter des droits de scolarité de l’université pour s’inscrire chez elle. “Oubliant” qu’en alternance, un étudiant n’a pas besoin de débourser quoique ce soit pour ses frais d'inscription puisque pris en charge par l’entreprise d’accueil. Et donc l’Etat et le contribuable derrière.
On voit là qu’au travers de la réforme de l’apprentissage, c’est tout un système qui profite de la manne publique. Un système pas très étanche où se multiplient les occasions de pantouflage au risque de conflits d’intérêts latents. La ministre du Travail a-t-elle voulu bien faire en portant sa réforme ? Toujours est-il que Muriel Pénicaud – que l’on avait vu avant d’être ministre DRH à Danone – siège depuis au conseil d’administration de… Galileo aux côtés de Benoît Ribadeau-Dumas, le directeur de cabinet d'Edouard Philippe à Matignon.
Embarrassant quand le groupe privé a fait ses affaires de l’apprentissage : près d’un tiers des étudiants de Galileo suit son cursus en alternance, parfois dès la première année. Pas pour la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour qui le “risque de prise illégale d’intérêts peut être écarté”.
Il faut reconnaitre à Galileo une certaine agilité. Le directeur de l’alternance en France, Nizarr Bourchada, officiait auparavant chez Opco Atlas, organisme de compétence né de la loi portée par Muriel Pénicaud, et dont la mission est notamment de favoriser le recrutement en alternance et de financer les contrats.
“Depuis cinq ans, ce gouvernement a fait beaucoup d’efforts qui vont dans le bon sens pour l’employabilité des jeunes”, soulignait Marc-François Mignot Mahon, le PDG Monde de Galileo Global Education sur Europe 1 en avril 2022.
En mai 2023, le groupe n’hésitait d’ailleurs pas à se fendre de dix propositions pour “mieux réguler l’enseignement supérieur professionnalisant”. Y-a-t-il encore un pilote au sommet de l’Etat ? En 2021, Le Point qui lui consacrait un article titrait : “Marc-François Mignot-Mahon, l’autre ministre de l’Éducation”.
Un aspect à bien conserver à l’esprit: la multiplication des organismes de formation à but lucratif qui vendent des diplômes qui souvent ne valent rien est l’apanage des pays du tiers monde, le premier signe que l’Etat est incapable de penser le temps long et de miser sur la seule “ressource” qui vaille, l’humain.
La très grande majorité des contrats sont signés par le privé. En 2022, le ministère du travail estimait leur nombre à 811.500 contre 25.500 contrats pour le secteur public.
La prime de 6 000 euros accordée aux employeurs qui recrutent des alternants en contrat de professionnalisation est supprimée. L'aide unique de 6000 euros sera donc réservée au recrutement des apprentis en formation initiale
“La dépense moyenne par étudiant, y compris apprentissage, atteint 11 630 € en 2021. Elle recule de 0,7 % en euros courants car la hausse des moyens ne compense pas intégralement celle des effectifs (+ 6,2 %). Ce recul s'inscrit dans une tendance initiée en 2014 (- 1,4 % par an en moyenne en euros constants)”. (source ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche).
Racheté à prix d’or – 2,3 milliards d’euros – en 2020 par Téthys Invest, la holding de la famille Bettencourt-Meyers, le fonds de pension canadien CPP et Bpifrance, Galileo est parmi les plus gros au monde. Et continue de racheter des établissements tous azimuts. Le Cours Florent lui appartient par exemple. Galileo est aussi entré au capital de l’EM Lyon Business School que préside Guillaume Pepy, l’ex-PDG de la SNCF et ex-directeur de cabinet de Martine Aubry quand elle était ministre du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle.