[ Intro ] La machine de propagande de l'Union européenne
Un rapport met en lumière le jeu trouble des institutions européennes qui utilisent médias et ONG pour pousser leur agenda politique. A l'instar de USAID, sauf que personne n'en parle.

Dans un rapport de 53 pages réalisé avec le think tank Mathias Corvinus Collegium à Bruxelles et publié originellement en anglais sur son site, le journaliste Thomas Fazi expose comment s’organise la machine de propagande de l’Union européenne.
On y découvre comment les institutions de l’Union européenne financent des ONG, des médias, des associations de la société civile pour pousser ses “valeurs”, notamment au travers du programme CERV (Citoyens, Egalités, Droits-Rights, Valeurs), programme doté d’un budget de 1,56 milliard d’euros sur lequel L’Eclaireur s’est aussi penché – nous y reviendrons. Ainsi, l’UE promeut ses propres politiques, organisant une forme de censure et un insidieux système aussi inégalitaire qu’orienté - une forme de corruption? - d’attribution de subventions contribuant à amplifier le discours “dominant”, à étouffer toute voix dissidente, ou qui s’écarterait un tant soit peu de la doxa officielle : celle d’une UE non seulement intégrée mais également promise à un seul horizon, son élargissement.
Thomas Fazi est un chercheur indépendant, écrivain et journaliste basé à Rome en Italie. Il publie dans UnHerd et Compact et est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages 1.
Le Mathias Corvinus Collegium (MCC) est un établissement d'enseignement privé hongrois et un lieu de débats et de réflexions implanté dans plusieurs villes de Hongrie et d'Europe.
Eminemment suspect le MCC ? Le cercle de réflexion fondé en 1996 s’est notoirement étoffé depuis 2020 grâce à un financement conséquent du gouvernement de Viktor Orban 2 et qui lui vaut d’être rangé au rayon d’ONGOG – organisation non gouvernementale organisée par le gouvernement – par VSquare, un réseau de médias d’investigation… que l’on peut tout aussi suspecter de partialité au vu de ses diatribes antirusse, ses critiques du gouvernement Orban et de son financement. Parmi ses soutiens initiaux figure le National Endowment for Democracy, une “filiale” de la CIA.
Bonnet blanc et blanc bonnet ?
Une chose est sûre : le MCC, qui revendique le droit à la liberté de penser autrement et appelle à la mise en place d’un Département de l'efficacité gouvernementale de l'UE inspiré du DOGE de l'administration Trump - il est loin d’être le seul - bouscule l’ordre établi. Voir la panique qui a saisi certains dirigeants en 2024 lors de l’annonce d’une réunion à Bruxelles, coorganisée par le MCC, de la droite radicale européenne et les tentatives, anticonstitutionnelles, d’empêcher sa tenue.
Que l’on adhère ou pas à ces valeurs, il reste profondément dérangeant que des voix critiques, telle celle de Thomas Fazi (c’est aussi le travail d’un journaliste) que l’on peut difficilement suspecter de conservatisme – Thomas Fazi est marqué à gauche, si tant est que cette orientation ait une signification aujourd’hui – ne trouvent d’écho que dans les cercles conservateurs et que ses travaux ne soient pas relayés en France, même à la marge3. Quant à la Commission européenne, interpellée à ce sujet par le Berliner Zeitung, le principal quotidien à Berlin, elle s’est contentée de balayer le sujet d’un revers de la main.
“Les organisations qui reçoivent des fonds sont seules responsables de leurs propres opinions, qui peuvent ne pas refléter celles de la Commission”, a répondu la Commission.
Il est profondément dérangeant que personne ne s’empare de la question, n’en débatte, voire ne la critique. Dans un énième exercice d’invisibilisation qui ne fait que retarder une déflagration qui risque d’être violente si elle ne peut passer par les urnes tant le fossé entre les politiques portées par les institutions européennes et les peuples devient grandissant.
C’est en cela que la lecture du rapport particulièrement fouillé et sourcé de Thomas Fazi est indispensable.
A L’Eclaireur, nous revendiquons le droit à la liberté de chacun de pouvoir se forger sa propre opinion, de pouvoir avoir accès à tous les points de vue alors que cette diversité est un principe de moins en moins partagée – c’est d’ailleurs dans ce sens que nous donnons régulièrement la parole à Oleg Nesterenko sur le conflit en Ukraine.
Nous remercions Thomas Fazi et le Mathias Corvinus College qui nous ont aimablement autorisé à traduire leur travail et le publier (en plusieurs volets). Ils conservent tous les droits d’auteur et de reproduction de la traduction en français.
Introduction au rapport - par Thomas Fazi
Ces dernières années, l’Union européenne a utilisé de manière croissante ses pouvoirs budgétaires comme un moyen de promouvoir – ou d’imposer – le respect de ses soi-disant “valeurs”, en particulier dans les États membres dont les gouvernements sont perçus comme résistants ou en décalage avec l’agenda politique de l’UE. Jusqu'à présent, le débat public s'est largement concentré sur le développement par l'UE de mécanismes tels que le règlement sur la conditionnalité relative à l'État de droit (introduit en 2020), qui lie le versement des fonds européens au respect par les États membres de l'“État de droit” – tel que défini par Bruxelles, bien sûr.
Ce rapport met en lumière une tendance encore plus troublante et moins examinée : l’utilisation proactive par la Commission européenne du budget de l’UE pour faire avancer son agenda des “droits et valeurs” à travers une variété d’”instruments politiques orientés vers les valeurs”. Ceux-ci vont des campagnes médiatiques, en ligne et hors ligne, à de nombreux projets visant à “promouvoir les valeurs de l’UE” et à “rapprocher l’Union européenne de ses citoyens”.
Si ces programmes sont présentés comme des efforts visant à défendre l’état de droit et les droits fondamentaux, un examen plus approfondi révèle l’utilisation des fonds publics pour promouvoir un programme politique, souvent au détriment de la souveraineté et des processus démocratiques des États membres.
L’un des exemples les plus significatifs est le programme Citoyens, Égalité, Droits/Rights), Valeurs (CERV), qui canalise d’importantes sommes de financement vers des organisations de la société civile, y compris des ONG et des groupes de réflexion.
De nombreux projets financés par ce programme soutiennent des causes louables. Mais il existe également une pléiade exemples où ces fonds sont utilisés non seulement pour promouvoir une approche hautement politisée des “valeurs” de l’UE, ce qui est particulièrement préoccupant dans les cas où ces “valeurs” sont en décalage avec les sensibilités culturelles nationales, mais aussi pour défendre l’UE elle-même et le principe même de l’intégration supranationale.
Les organisations bénéficiaires sont explicitement engagées en faveur du fédéralisme européen ou de l’intégration, en alignement avec les propres objectifs politiques de la Commission, qui, selon les traités, ne doit pas en avoir.
Ce rapport soutient que ces efforts s’apparentent à une “propagande par procuration”, par laquelle la Commission finance des ONG et des groupes de réflexion pour plaider en faveur de ses politiques et objectifs – et même pour faire du lobbying en son nom – brouillant ainsi la frontière entre une société civile indépendante et un plaidoyer institutionnel. Cette forme de propagande dissimulée peut être comparée à la manière dont le gouvernement américain canalise des fonds vers des ONG à travers le monde via des organisations comme l’USAID pour faire avancer ses intérêts géopolitiques – une pratique qui a attiré une attention considérable suite au gel de l’aide étrangère sous Trump.
A lire également : Scandale USAID : soon in Europe ?
En amplifiant les voix pro-UE et en marginalisant les perspectives dissidentes, cette stratégie consolide les récits en faveur de l’intégration tout en discréditant ou en réprimant les points de vue alternatifs. En conséquence, les mécanismes de financement de l’UE et les ONG elles-mêmes sont transformés en outils de propagande institutionnelle visant à promouvoir une intégration supranationale plus profonde – une vision qui non seulement ne bénéficie pas d’un soutien unanime à travers l’Europe, mais rencontre une résistance croissante parmi les citoyens.
Comme le soutient le rapport, il s’agit là d’une inversion fondamentale de la nature et du rôle des prétendues “organisations non gouvernementales” : au lieu de transmettre les aspirations de la société civile aux décideurs politiques, ces “ONG” agissent comme des canaux de transmission à la société civile des idées et des perspectives des décideurs. Dans ce cas, on parle des idées de la Commission européenne, qui est censée ne pas en avoir et dont ces organisations dépendent fortement (sinon entièrement dans certains cas) pour leur financement. Elles sont en réalité transformées en vecteurs de propagande institutionnelle et en outils d’”auto-lobbying”.
De manière préoccupante, ces initiatives vont souvent au-delà de la simple défense d’idées et s’aventurent dans l’ingérence dans les affaires politiques internes des États membres. Lorsqu’elles visent des gouvernements critiques des politiques de l’UE, ces efforts peuvent devenir des mécanismes pour saper, voire tenter de renverser, des gouvernements démocratiquement élus. Cela constitue une forme flagrante d’”ingérence étrangère” dans les affaires internes de nations souveraines, souvent par le biais d’ONG locales agissant comme des relais de l’influence de l’UE – établissant un parallèle frappant supplémentaire avec les activités de l’USAID.
Ce rapport cherche à fournir le premier aperçu complet de ce qui peut être qualifié de complexe de propagande UE-ONG – une machinerie tentaculaire opérant en dehors de tout contrôle démocratique et largement inconnue de la plupart des Européens. Plus précisément, il examine comment des outils budgétaires tels que le programme CERV sont utilisés non seulement pour répondre à des préoccupations de gouvernance, mais aussi pour promouvoir la vision politique de la Commission européenne. Il est démontré que ces instruments représentent un danger direct pour la démocratie, faussant les débats publics sur des questions politiques clés et favorisant un récit unilatéral sur l’UE elle-même.
En analysant des exemples concrets, ce rapport révèle que les actions de l’UE ne se limitent pas à imposer un ensemble spécifique de “valeurs”, mais visent également à faire avancer son agenda supranational tout en sapant la souveraineté nationale. Sous couvert de promotion des valeurs et d’application de l’état de droit, ces outils budgétaires sont instrumentalisés pour réduire au silence la dissidence et consolider les pouvoirs de l’UE, soulevant de sérieuses questions quant au recul démocratique inquiétant qui se produit à travers l’Europe – un recul dont une grande partie est orchestrée par l’UE elle-même.
A suivre : La machine de propagande de l’UE - Dans les sables mouvants du pouvoir budgétaire de l’UE
Notamment : La bataille pour l’Europe : Comment une élite a détourné un continent – et comment nous pouvons le reprendre (Pluto Press, 2014) ; Reconquérir l’État : Une vision progressiste de la souveraineté pour un monde post-néolibéral (co-écrit avec Bill Mitchell ; Pluto Press, 2017) ; et Le consensus Covid : L’assaut mondial contre la démocratie et les pauvres – Une critique de gauche (co-écrit avec Toby Green ; Hurst, 2023).
Le gouvernement hongrois aurait versé au MCC une somme initiale d’au moins 1,7 milliard de dollars en 2020 (actions, liquidités et biens immobiliers inclus), avec des financements additionnels par la suite pour des projets d'expansion.
Seule France Soir y a fait écho : La machine à propagande de l’UE : quand Bruxelles finance ses propres louanges