Justice financière sous contrôle (deuxième partie)
En France, la délinquance en col blanc porte beau. Avec les réformes de la police judiciaire mais aussi des juridictions financières, elle est bien partie pour se porter encore mieux.
La France gagnée par la corruption ? En octobre, le constat du premier rapport de l'Agence française anti-corruption et du service statistique ministériel de la sécurité intérieure était implacable.
La France caracole en tête des pays en Europe où la corruption occupe à peu près toutes les sphères de la vie, politique, économique, culturelle... En 2014, un rapport de la Commission européenne avait calculé que la corruption coûtait chaque année près de 980 milliards d’euros aux économies de l’Union européenne. A lui seul, l’Hexagone pesait pour un septième, pour 120 milliards. Et c’est de mal en pis.
Sept ans après, le tableau est plutôt sombre. Entre 2016 et 2021, les atteintes à la probité ont augmenté de 28 %, soit une moyenne de 5 % par an, souligne le rapport. Parmi elles, les faits de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion ont grimpé de 46 %. Dans 68 % des cas, il s’agissait de corruption publique, pour beaucoup liée aux marchés publics.
Certes, le trait est quelque peu grossi. Le nombre de faits restant “faibles”, le recours aux pourcentages se traduit par un effet loupe forcément saisissant. Il peut aussi être considéré au regard des moyens mis en place pour détecter les atteintes à la probité. Plus on détecte, plus on trouve… Mais il n’occulte pas l’incapacité manifeste des pouvoirs politiques en France à endiguer la corruption. En 2018, dans un référé, la Cour des comptes ne disait pas autre chose.
Car, derrière le constat, la réponse politique est pour le moins ambivalente. On ne reviendra pas sur la question centrale des effectifs. Des juges et des services d’enquête judiciaire, dont le nombre diminue depuis des années. Une question zappée des derniers arbitrages budgétaires comme le regrettait un collectif dans Le Monde, alors que le projet de loi pour la confiance dans l’Institution judiciaire prévoit de renforcer le secret professionnel des avocats et surtout d’encadrer la durée des enquêtes préliminaires, limitées à deux ans. Au vu de la complexité des affaires économiques et financières et du manque de moyens humains, conduisant aussi à des enquêtes à rallonge 1, autant tout classer tout de suite.
Au fil des réformes annoncées ou adoptées, sous couvert d’économies budgétaires et d’actualisation/modernisation/simplification des procédures, on ne peut que constater que l’on s’achemine tout droit vers ce qui ressemble fort à un contrôle accru par l’exécutif, non des dépenses, mais de la justice financière. Une justice qui n’est pas une et entière mais constituée de tout une chaîne de maillons.
On l’a vu avec la réforme de la police judiciaire. Si elle est appliquée telle que prévue, le risque est grand que le libre choix et la direction des enquêtes soient arbitrés par les futurs directeurs départementaux de la police nationale… sous l’autorité des préfets et donc du ministre de l’Intérieur. La police judiciaire, un acteur-clé de la lutte contre la corruption, n’aura de judiciaire plus que le nom, puisque n’étant plus placée sous la seule autorité de l’autorité judiciaire.
En arrière plan, une autre réforme fait son chemin, à bas bruit, sous les radars médiatiques. Celle des juridictions financières, au premier rang desquelles les chambres régionales des comptes chargées de contrôler la régularité et la sincérité des comptes mais également la qualité de la gestion des fonds publics.
Des magistrats financiers qui jouent rôle essentiel dans la détection des fraudes et des atteintes à la probité. Et dont les rapports, émaillés de recommandations plus ou moins suivies, ont surtout le tort de porter au grand jour les irrégularités constatées. Quand ils ne se traduisent pas par des signalements au parquet, coup d’envoi quasi-constant à des procédures judiciaires. Du plus mauvais effet pour les élus.
A lire également : La réforme de la justice financière va faciliter la corruption alertent des magistrats
L’affaire de la fête des Tuiles à Grenoble, qui s’est traduite par une enquête préliminaire pour favoritisme à l’encontre notamment du maire de Grenoble Eric Piolle (EELV), dossier clos par le tribunal de Valence avant d’être relancé par le parquet général, vient de là. L’enquête préliminaire ouverte sur la gestion d’Alpexpo aussi. La condamnation de l’ex-maire de Fontaine Jean-Paul Trovéro (PCF) pour favoritisme, également. L’affaire des Pompes funèbres intercommunales de l’agglomération grenobloise, qui a vu son ancienne directrice condamnée pour abus de biens sociaux, itou.
Tout comme à Lyon, l’enquête judiciaire sur l’emploi de collaborateurs de Laurent Wauquiez (LR), ou celle ouverte plus récemment pour prise illégale d’intérêt dans la gestion de l’école de commerce EM Lyon font suite à des rapports des magistrats financiers. Tout comme en Savoie l’enquête visant la Société des régies de l’Arc (Sorea).
Ce ne sont que quelques exemples. Très médiatisés, ils ne sont pas forcément représentatifs des remarques, très majoritairement de bonne gestion, que délivrent les chambres régionales au terme de leurs rapports. Mais ils sont suffisamment saillants pour montrer la place et le rôle que jouent ces magistrats dans le contrôle et le bon usage des deniers publics. Même si la réponse pénale ne leur appartient pas.
Car le juge financier n’est pas un juge pénal. Sa place se situe entre la responsabilité disciplinaire et le juge pénal. Une voie médiane, mais devenue inadaptée et inefficace. Tout le monde s’accorde à dire qu’il fallait réformer. Pour plus et mieux la contrôler ?
Travaillée depuis plus de dix ans, la réforme des juridictions financières, qui entre en vigueur le 1er janvier 2023 et dont le démantèlement du réseau des trésoreries des comptables publics est une des pierres, a été finalisée sans beaucoup pinailler par Pierre Moscovici.
On se rappelle qu’en 2020, la nomination par Emmanuel Macron de l’ex-commissaire européen comme premier président de la Cour des comptes, avait été perçue comme un geste très politique et peu adaptée à une institution qui revendique une certaine indépendance. Notamment après son rôle pas bien clair, comme ministre de finances de François Hollande, dans les affaires Cahuzac et Kohler.
Difficile de ne pas voir dans cette réforme une certaine reprise en main. D’abord parce que le dispositif est re-centralisé. Certes, les chambres régionales ne perdent pas de moyens. Elles ont du reste, via le parlement l’année dernière, récupéré la compétence d’évaluation des budgets publics.
Mais il n'en reste pas moins qu’elles perdent leur compétence juridictionnelle locale – compétence qui est le socle de leur indépendance et du statut de magistrat financier – pour être diluées dans une chambre du contentieux installée à Paris.
Maigre compensation, même si gravée dans le marbre du décret après des mois de discussions, les magistrats des chambres régionales partageront les sièges2 et les niveaux de responsabilité de cette chambre de la Cour des comptes chargée d’instruire et de juger les affaires en première instance, à égalité avec leurs homologues de la Cour des comptes.
Le reste, il reste à construire. « Il faut désormais trouver le bon dispositif pour que ces magistrats, qui passeront l’essentiel de leur temps à Paris, restent connectés au terrain et assurent le lien avec les juridictions locales. C’est essentiel pour que les infractions détectées soient transmises au bon moment et au bon niveau », souligne Pierre Genève, le président du syndicat des juridictions financières (SJF).
« Il faut que les magistrats qui siègent dans cette chambre du contentieux gardent un lien avec leurs collègues qui siègent dans les chambres régionales pour les inciter à détecter des faits qui vont pouvoir leur être transmis. Parce que les magistrats qui siègent à la chambre du contentieux ne vont pas aller contrôler les collectivités locales sur des faits qui peuvent relever de la responsabilité personnelle des gestionnaires publics. Ce sont les chambres régionales qui vont détecter les faits qui vont les envoyer à la chambre du contentieux ».
« La question est comment on s’organise en interne pour que des magistrats aient du temps à y consacrer, soient formés, valorisés pour détecter ce type d’affaire qui nécessite généralement un temps d’instruction plus important. C’est plus difficile de détecter une erreur de gestion dans l’attribution d’un marché public que de faire une analyse financière ».
Une incitation qui, pour le représentant du seul syndicat dans les chambres régionales, doit venir d’en haut. A l’heure où Paris pousse les chambres régionales à produire des rapports davantage en lien avec l’actualité, mais surtout aux formats plus courts et dans des délais plus resserrés… « Cette dynamique-là n’incite pas à faire un travail minutieux d’instruction, de recherche et de faits quasi délictueux qui pourraient alimenter la chambre du contentieux. Il faudra trouver des modalités de gestion », admet Pierre Genève.
Il n’y a pas qu’à ce premier niveau que la réforme pose question. Un étage plus haut, la cour d’appel financière des décisions de la chambre du contentieux, présidée par le premier président de la Cour des comptes, est constituée de quatre membres de la Cour des comptes, autant du Conseil d’Etat et de deux personnalités qualifiées. Nommés par le premier ministre, donc par l’exécutif.
Est-ce bien constitutionnel au regard du principe de la séparation des pouvoirs (article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme) et du principe d’indépendance des juridictions administratives (décision du Conseil constitutionnel du 22 juillet 1980) ? On ne le saura pas. L’amendement déposé en ce sens par le député centriste Charles de Courson a été rejeté.
La séparation entre ordonnateurs et comptables, ultime garde-fou ?
Quelle volonté politique sous-tend cette réforme ? « Notre crainte est que ce régime soit au final un régime de façade où l’irrégularité courante ne sera ni sanctionnée ni donc prévenue. Il y a une volonté de faire un régime de responsabilité a minima. C’est un régime Potemkine, un régime de responsabilité pour la galerie », alertait en mars dans L’Eclaireur un des porte-paroles en région des magistrats financiers.
Malgré les assurances de Pierre Moscovici, la réforme semble bien partie pour enterrer d’une certaine façon la séparation, historique, entre l’ordonnateur – au premier rang desquels les chefs des exécutifs (maires et présidents) – chargé de décider de l’opportunité d’une dépense et le comptable public, chargé de la payer après en avoir vérifié la régularité. Ce dans le sens où elle place les gestionnaires publics, ordonnateurs comme comptables, sous un même régime de responsabilité, devant un même juge financier.
La question n’est pas anodine. Car elle touche à un des principes fondamentaux du droit de la comptabilité publique, selon lequel l’ordonnateur - le maire de la commune ou le président de la collectivité - n’a pas le droit de manipuler l’argent public. Seul le comptable public peut le faire avec un double objectif : “de contrôle, en permettant de repérer les erreurs et irrégularités en amont, avant que l’argent n’ait quitté la caisse publique. Et de probité, car deux agents sont moins tentés – et moins faciles à convaincre – de s’écarter des règles qu’un seul”, comme l’explique le site gouvernemental Vie publique.
C’est cette frontière entre ordinateurs et comptables qui, avec la réforme, devient de plus en plus ténue. On pourrait presque y voir des incursions façon start-up nation. Ainsi, dans le communiqué de presse qui accompagnait l’ordonnance en mars dernier, était-il précisé : “il (le nouveau régime, ndlr) vise, d’autre part, à limiter la sanction des fautes purement formelles ou procédurales qui doivent désormais relever d’une logique de responsabilité managériale”.
Le diable se nicherait-il dans le vocable ? Ce n’est peut-être pas un hasard si Vie publique, le site qui dépend du premier ministre rappelons-le, se fend de ce qui ressemble fort à une mise en garde :
“ Paradoxalement, la montée en puissance du discours managérial – qui promeut une meilleure autonomie des managers, c’est-à-dire un allègement de la contrainte juridique pesant sur leurs actions – a nourri de nombreuses critiques contre le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables. Or, la séparation est une contrainte juridique mise en place pour permettre, en particulier, de créer les conditions du contrôle ”.
En attendant, la réforme avance. Elle tire ainsi un trait sur la responsabilité personnelle et pécuniaire qui incombait jusque-là aux seuls comptables. Quand ministres et élus – qui constituent le gros bataillon des gestionnaires publics – bénéficiaient, et bénéficient toujours, d’une sorte d’immunité, comme le déplore Gilles Johanet. “Pour eux la seule responsabilité est pénale, et sa mise en œuvre est des plus rare ».
« Les traits majeurs de la réforme annoncée me conduisent à penser que l’effet, sinon le but réel de la réforme, est de rendre le système de contrôle encore moins efficace : l’immunité des ordonnateurs élus est intégralement maintenue », soulignait le procureur général honoraire près la Cour des comptes.
De fait un seul ministre a dû s’expliquer devant le juge financier sur l’emploi des fonds publics : Christian Nucci alors ministre de la coopération aux début des années 90 dans l’affaire Carrefour du développement.
Ainsi, les membres du gouvernement n'ont-ils aucun compte à rendre sur l’emploi des fonds mis à leur disposition. Une particularité toute française que la réforme ne vient nullement remettre en question.
Sous couvert d’une “avancée notable pour améliorer l’efficacité, la lisibilité et la pertinence du régime de responsabilité des gestionnaires publics”, dixit Pierre Moscovici lors d’une allocution vidéo diffusée par Médiapart, la réforme organise-t-elle la déresponsabilisation générale quant à l’emploi des fonds publics ? Si le premier président réfute toute déresponsabilisation, la réforme ne donne en tout cas pas plus de pouvoir aux chambres régionales des comptes, et notamment celui d’enjoindre les gestionnaires de faire cesser les irrégularités comme elles l’espéraient.
« Entre nos rapports d’observation qui n’ont pas d’effet coercitif et les poursuites pénales, il y avait ce régime de responsabilité qui était certes imparfait mais qui avait le mérite d’exister et de constituer un maillon pour sanctionner tout ce qui n’était pas d’une gravité pénale mais qui méritait quand même que ça s’arrête. Ça, ça disparait », déplorait Antoine Lang.
Si derrière le toilettage 3 de la responsabilité des comptables publics , l’idée était de davantage responsabiliser les ordonnateurs, la réponse ne manque pas de piquant. Car la réforme promet de se concentrer sur les infractions graves “ayant causé un préjudice financier significatif”, comme souligné dans l’ordonnance du 23 mars 2022.
Au risque de faciliter en les banalisant corruption et mauvaise gestion ? Vraisemblablement. Même si la question est un peu plus complexe, comme le souligne le président du SJF. “L’important est qu’on continue à contrôler en couvrant un large champ de la gestion publique. La gravité de l’infraction, elle ne doit pas être vue qu’au regard des montants en jeu. Parce que s’il y a des petites infractions répétées sur des petits montants, à la fin, tout cumulé, ça finit par être une infraction grave”.
“ Pour garder cette expertise et l’améliorer, il s’agit d’être réactif sur le traitement des signaux extérieurs, signalements par les autorités judiciaires, les préfectures, les directions des finances publiques etc, qu’on peut recevoir. On en a beaucoup, et on n'y consacre pas toujours suffisamment de moyens ”.
Une simple question de moyens ?
L’enquête préliminaire sur le dossier de la fêtes des Tuiles pour ne prendre que cet exemple a été ouverte en 2018 sur la base d’un rapport de la chambre régionale des comptes. L’affaire a été jugée quatre ans plus tard.
Une étude ponctuelle sur les délais globaux de procédure réalisée par la cour d’appel de Versailles sur un échantillon des dossiers financiers audiencés en mai et juin 2015 fait apparaître que un délai moyen à 6,1 années et à plus de 8 ans dans 22 % des cas.
Une dizaine de sièges sur un corps de magistrats financiers de plus de 300 qui doit s traduire par la mise en place d’un système de turnover pour permettre à tous les magistrats du contentieux volontaires de pouvoir y exercer un moment de leur carrière et de garder cette compétence contentieuse.
Le responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables sanctionnait une erreur dans un compte quel que soit le comportement du comptable, quelle que soit son intentionnalité et quel que soit le degré de gravité de la faute pour un montant qui correspondait au manquement. La réforme met en place un régime d’amende, où sont pris en compte la gravité de la faute au regard des montants mais aussi au regard du caractère intentionnel ou répété. Pour Pierre Genève, “le montant de l’amende sera réel et surtout il sera vraiment lié à la gravité de la faute commise. Avec un caractère plus personnel”.