Le vide par la Covid
Soignants suspendus, personnels disparus, collectifs invisibilisés. La Covid a marqué l'avènement d'un système sclérosé où les fondements scientifiques et médicaux ont laissé place à l'arbitraire.

Comment un virus dont le taux de létalité oscille selon l’OMS entre 0,5 et 1 % a-t-il pu autant désorganiser la vie des Français mais surtout le quotidien et l’activité des soignants et para-médicaux, et déstabiliser un peu plus un système de santé exsangue ? Comment cette pandémie, qui a surtout touché des personnes âgées ou fragiles, a-t-elle pu générer un impact sanitaire aussi drastique sur l’ensemble de la population, voire délétères sur les plus jeunes ?
La fin de l’état d’urgence sanitaire, qui a levé certaines contraintes sur tout un chacun, n’a pas ouvert la voie à la réintégration des personnels non-vaccinés. Et la Haute autorité de santé ne semble pas prête à réviser sa positon quand d’aucuns agitent le spectre d’une 8e vague qui n’a de vague que le nom. Alors que la Covid-19 a tout de la maladie endémique, depuis le début.
Après une accalmie le temps des élections, les suspensions ont donc repris leurs cours. A bas bruit. En juillet dernier, un vœu présenté par l’élu d’opposition Hosny Ben-Redjeb demandait que la Ville de Grenoble saisisse Elisabeth Borne pour réclamer un débat national sur l’avenir du système de santé mais aussi la ré-intégration des personnels non vaccinés, la titularisation des contractuels ou la hausse du point d’indice. Ce en écho aux revendications du corps médical. Vœu alors rejeté… au motif de plagiat, en référence à un communiqué de presse de la ville. Vœu qui sera re-présenté ce 19 septembre. Pour être une seconde fois repoussé, pour les mêmes motifs 1.
En mars, ce sont des sénateurs, de Haute-Savoie notamment, qui dans une tribune s’élevaient contre le maintien de l’obligation vaccinale au lendemain de la levée de toutes les restrictions sanitaires. En juin, une proposition de loi allant dans le même sens était déposée par Sylviane Noël, sénatrice (LR) de la Haute-Savoie. Sans succès.
Certes, tout n’est pas du à la crise sanitaire et à sa gestion erratique. Voilà plus de trente ans que le système de soins déraille. De manière pourtant parfaitement prévisible, comme le souligne Didier Legeais, le vice-président du conseil de l’ordre des médecins en Isère qui en 2013 avait alerté. « Papy-boom, baisse du numérus clausus, arrivée des 35 heures… aujourd’hui on a deux fois plus de malades et trois fois moins de médecins qui travaillent deux fois moins… ça ne peut pas passer. Cette crise sanitaire va durer dix ans ».
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La Covid a accru et révélé l’effondrement. Elle a aussi, et notamment en transférant une partie de notre souveraineté sanitaire à Bruxelles dans l’opacité, contribué à rompre un peu plus la confiance de la population dans la santé publique et accéléré le désenchantement des professionnels de santé.
« La suspension a été vécu par un grand nombre de soignants et pompiers comme le point d’orgue de la maltraitance administrative qui sévit depuis de nombreuses années », souligne Leila Gofti qui à Grenoble, est un des porte-paroles de collectifs de soignants qui se sont montés en réaction à la loi du 5 août 2021.
« La suspension des collègues a également été vécue par une partie de ceux qui restaient comme une sorte d’avertissement. Tout cela contribue à aggraver le malaise et la perte de sens que beaucoup ressentaient déjà, et à donner ce sentiment que désormais l’administration est toute puissante, et que même face à des décisions arbitraires il n’y a pas de recours possibles ».
Combien sont-ils à avoir rangé leur blouse ? Ceux qui à défaut de leur obligation vaccinale, et en dehors de tout cadre légal, ont été mis à pied ?« Avant la loi du 5 août, soit vous étiez suspendu à titre conservatoire et on vous suspendait le temps d’une enquête, mais vous gardiez votre salaire. Soit on vous considérait comme inapte au poste et c’est la médecine du travail qui décidait si oui ou non vous n’étiez pas apte », explique Cyrille Venet, médecin anesthésiste au CHU de Grenoble et secrétaire général du syndicat national des médecins hospitalier Force ouvrière.
« Là, ils ont inventé un nouveau type de sanction qui squeeze complètement la médecine du travail, qui squeeze complètement l’entretien individuel, qui fait fi de toutes les règles habituelles comme le secret médical, forgées au cours des décennies pour respecter un certain cadre qui doit s’appliquer y compris dans les périodes les plus difficiles. Je dirais même, surtout dans les périodes le plus difficiles ».
En sous-main, mais invisibles, des collectifs pour résister et soutenir
Dans le privé, certains ont porté avec succès leur suspension devant les tribunaux. La plupart du temps, les employeurs ont fait appel. Dans le public, le tribunal administratif a à chaque fois – sauf exception, notamment parce que certains avaient été suspendus alors qu’ils étaient en arrêt-maladie – débouté leur demande de réintégration. Motif ? C’est la loi. Une loi d’exception, validée par le Conseil constitutionnel, malgré le tollé de députés, juristes, professionnels de la santé, et qui verrouille tout. Et passe outre, au nom du droit à la santé (laquelle ?) toutes les autres lois qui encadrent le droit d’accès aux soins, le risque de mise en danger de la vie d’autrui mais aussi le droit à l’emploi, le droit de ne pas être lésé en raison de ses opinions, croyances, etc...
Des suspendus quasi-invisibles. Combien sont-ils ? Impossible à savoir. Leur nombre, certes fluctuant, n’a jamais été appréhendé dans son ensemble mais simplement par extrapolation de chiffres pris dans quelques hôpitaux. En octobre dernier, le ministre de la Santé Olivier Véran reconnaissait lui même que les chiffres annoncés – alors 3 000 – étaient sous-estimés. Plutôt 5 000 ? L’Ordre des médecins avançait lui le nombre de 10 000.
Entre le 15 septembre et le 15 décembre, les organisations syndicales estimaient que 15 000 soignants, paramédicaux et administratifs manquaient à l’appel dans les hôpitaux en France. Soit parce qu’ils avaient été suspendus, soit parce que leur contrat n’avait pas été renouvelé car non vaccinés. Avec les libéraux, les chiffres auraient alors grimpé à 30 000.
Pour se faire une autre petite idée, à une échelle plus locale, le CHU de Grenoble avait en octobre 2021 fait partir 450 lettres de suspension. Sur 10 000 salariés.
Alors, dans les instances parisiennes, on a vite fait de réduire ce chiffre à un pourcentage. Petit. Autour de 0, 5 %, histoire de signifier (maladroitement ?) que ces “disparus” du système de santé ne comptent pas ? C’est ce mépris – Martin Hirsch soulignant que le chiffre relevait de l’ordre du symbole, on pourrait lui rétorquer que la létalité de la Covid, autour de 0,5 %, relève elle aussi du symbole – combiné à pléthore d’entorses à la déontologie et l’éthique que beaucoup n’acceptent pas.
« Je croyais que la médecine avait avant tout pour ambition suprême de soigner toutes les personnes, coûte que coûte, et qu’en tant que médecin je serais libre d’agir dans le seul intérêt de mon patient, dans le respect du recueil de son consentement libre et éclairé, et guidée par mes connaissances, la sagesse acquise lors de mes formations et de mes expériences, et ma capacité de discernement », écrivait en juin dernier dans un courrier adressé au conseil de l’ordre des médecins de l’Isère une étudiante en 4e année de médecine, annonçant sa décision d’arrêter ses études.
« Les deux ans qui viennent de s’écouler m’ont montré que la médecine, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui (et le sera de plus en plus), n’est pas en phase avec l’idée que je m’en faisais ».
Les soignants dépossédés de leurs prérogatives ? En mai 2020, un collectif d’une quarantaine de médecins a porté plainte contre le gouvernement pour ingérence dans les affaires médicales et mise en cause de l’indépendance des médecins, comme l’expliquait Place Gre’net. Depuis, le collectif a été entendu par l'Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) mais sans suites rendues publiques. Sur la gestion de la crise sanitaire, seule Agnès Buzyn a à ce jour été mise en examen.
En attendant, l’hémorragie continue. Combien sont-ils, vaccinés ou pas vaccinés, dégoutés, épuisés ou encore éliminés d’un dispositif de sélection et de formation toujours aussi inadapté car partie intégrante d’un système qui se mord la queue ?
Si ces chiffres n’existent visiblement pas, d’autres permettent de se faire une petite idée de la pente dans laquelle le système de santé en France est engagé. Entre 2019 et 2021, l’activité hospitalière a baissé de 11 %. En même temps que la population vieillissait et que la prévention est censée se traduire par plus de soins. Les dépenses de santé ont, elles, augmenté d’à peine 0,5 %, toujours d’après les chiffres de l’Insee. « Ce qui correspond à une baisse et qui est surtout la plus petite augmentation depuis 1950, commente Cyrille Venet. Cela montre que l’offre a été complètement verrouillée, sans parler de l’aspect qualitatif et du non-soin ».
En la matière, les témoignages sont légions. Rarement directs, souvent par le biais de collectifs qui ont poussé un peu partout en France suite à la loi du 5 août, alternative à des organisations syndicales, et notamment confédérées, qui ont du mal à se faire une place dans le paysage médical.
C’est là que se construit, sinon une forme de résistance “souterraine”, une solidarité entre exclus de la profession mais pas seulement. Vaccinés comme non vaccinés, suspendus comme en exercice (la majorité) s’y relaient. Pour soutenir et aider, par des dons alimentaires, pour payer le loyer, les factures ou trouver une porte de sortie – parfois la reconversion – à ceux qui n’ont pas non plus la parole dans l’espace médiatique. Exclus de tout.
“ Pour ou contre les vaccins Covid, ce n’est pas le propos ”
« L’enjeu des collectifs de médecins et soignants qui se sont montés après la parution de la loi du 5 aout 2021 n’a jamais été d’être pour ou contre les vaccins Covid. Ce n’est pas le propos », tient à préciser Leila Gofti-Laroche. Cette épidémiologiste et pharmacienne au CHU de Grenoble connait bien le sujet. Experte pour la Haute autorité de santé ou Santé publique France, elle a notamment participé à la rédaction du plan pandémie. Loin, très loin du profil anti-système que certains voudraient bien lui faire porter.
« Les collectifs sont là pour rappeler et défendre les droits des patients, comme un accès aux soins sans aucune discrimination et défendre les droits des soignants, comme le droit du travail, le droit au respect de leur dignité. On oppose souvent aux soignants suspendus un devoir d’exemplarité, mais est-on exemplaire quand on accepte une forme d’extorsion de consentement ? »
« Dans un contexte où les incertitudes sont encore importantes, il est vraiment important de coller aux principes qui fondent l’exercice de la médecine : surtout ne pas nuire, fournir une information complète, claire et loyale, rechercher le consentement de la personne et respecter sa volonté, mais certainement pas utiliser le chantage aux droits fondamentaux. Tout ce qui est vrai pour les patients est vrai pour les soignants ».
Les témoignages de ces dérives se sont multipliés avec la crise sanitaire. Certes, ce ne sont “que” des témoignages objecteront certains, mais ils révèlent un malaise plus profond, parfois sur fond de délation. Ils révèlent aussi un clivage de plus en plus perceptible et qui vient consacrer une « logique punitive incompatible avec une démarche de santé publique », pointe le collectif Médecins soignants 38.
Et où, au final, la santé ne subsiste qu’en toile de fond, pour s’incliner devant des décisions plus politiques ou administratives, voire relevant du simple régime de la responsabilité juridique, et aggravant une situation déjà compliquée.
C’est un service en aval des urgences fermé en Isère parce que le dernier médecin, chef de service, a refusé la vaccination. Ce sont des kinésithérapeutes non vaccinés autorisés l’automne dernier à se faire remplacer par des confrères vaccinés avant que les autres ordres professionnels ne montent au créneau. Le 15 décembre, via une “mise à jour “, les non vaccinés n’avaient plus qu’à mettre la clé sous la porte.
Même “sanction” pour un médecin généraliste qui, non vacciné, proposait de faire des consultations vidéo. Et de réorienter le patient pour une consultation de visu si besoin. Après dépôt d’une plainte, il a été condamné par l’Ordre des médecins. Une décision tout sauf médicale, et sans aucune assise scientifique. Une décision juridique.
Et il y a tout ce que l’on ne voit pas. Ou pas encore. Les refus de soins, y compris en cancérologie, les délais qui ont été imposés, quitte à décaler des séances de chimiothérapie parce que le PCR n’avait pas pu être réalisé dans les délais impartis. Les diagnostics retardés. Et une surmortalité qui n’est l’évidence pas mesurée en France.
En février dernier, le centre régional d’information pour l’Europe occidentale, un organe des Nations Unies, soulignait pourtant “ l’impact catastrophique de la Covid sur la détection, le diagnostic et le traitement du cancer en Europe”.
« La façon dont la pandémie retarde les soins aux personnes atteintes de cancer et crée des retards accumulés dans les services de santé, est une interaction mortelle », estimait le Dr Hans Kluge, directeur de l’OMS/Europe.
Il y a aussi les mises en danger et surtout les réponses, ahurissantes parfois apportées. C’est une soignante en pédiatrie échaudée suite à une mauvaise réaction au vaccin ROR et d’un parent décédé à la suite du vaccin contre la grippe, et donc présentant une prédisposition immunitaire susceptible de la mettre en danger. Une soignante ayant déclenché une maladie auto-immune avec des séquelles inguérissables suite au vaccin contre l’hépatite B, suivie à Grenoble et Lyon, et qui se voit refuser toute contre-indication. Suspendue. Vue qu’elle enchainait CDD sur CDD depuis dix ans, son contrat a été définitivement rompu.
Ses collègues et soutiens qui s’activent pour obtenir une contre-indication médicale, s’étaient vu répondre : “ne vous inquiétez pas, on la vaccine et on lui garantit un lit d’hospitalisation et même en réanimation pendant une semaine “. Comble du cynisme…
Les dégâts collatéraux ne sont pas que médicaux. C’est un kiné non vacciné en raison de ses pathologies, qui ne rentraient pas dans la liste des rares contre-indications. Suspendu. En proie à des difficultés financières, son report de crédit lui est refusé par sa banque au motif qu’aucune facilité n’est faite aux soignants suspendus. Un peu plus exclu.
L’enjeu de santé publique régulièrement brandi justifie-t-il toutes les entorses et dérives ? « La situation épidémiologique ne justifie pas un tel arsenal de contraintes et de sanctions », souligne le collectif Médecins Soignants 38. En juillet 2021, la Défenseure des droits avait, tout en reconnaissant l’importance de la vaccination, alerté sur la réponse disproportionnée apportée par l’extension du passe sanitaire.