Radiation abusive d'un commissaire enquêteur : l'Etat à l'amende
L'Etat a été condamné à payer à Gabriel Ullmann la somme de 77 000 euros. Mais les promoteurs du projet Inspira n'ont pas dit leur dernier mot.

La justice a condamné l’Etat à payer 77 000 euros à Gabriel Ullmann en réparation du préjudice que le commissaire-enquêteur a subi lors de sa radiation en 2018 1. La décision n’est pas anodine. Elle est révélatrice des luttes d’influence et des jeux de pouvoir – au sein desquels les représentants de l’Etat, à savoir les préfets (de département comme de région), sont les pivots – pour faire aboutir des projets mal ficelés.
Président de la commission d’enquête désignée par le tribunal administratif sur le projet de zone industrialo-portuaire au sud de Lyon, le bien-nommé Inspira, Gabriel Ullmann avait rendu un avis défavorable 2, sur la base notamment d’atteintes multiples à la biodiversité et de l’importance des prélèvements dans la nappe alluviale. A la suite de quoi, la justice avait donné raison à l’association Vivre qui avait porté le dossier devant les tribunaux. Et annulé le projet.
Mais l’affaire n’est pas restée circonscrite au projet. Le 6 décembre 2018, Gabriel Ullmann était radié de la liste d’aptitude aux fonctions de commissaires enquêteurs à la demande du préfet de l’Isère, Lionel Beffre, la commission d’aptitude des commissaires enquêteurs lui reprochant entre autres griefs son manque d’impartialité et de faire montre de bien trop d’expertise. Bref, Gabriel Ullmann, accusé de trop bien faire son travail, de faire montre de trop d’expertise, serait un peu trop écolo…
Le commissaire enquêteur a bien par la suite demandé à réintégrer les rangs. Mais la commission d’aptitude est restée inflexible. Jusqu’à ce que la justice s’en mêle et annule en 2023 pour excès de pouvoir la décision de radiation. Radiation qui comme le soulignait le rapporteur public dans ses conclusions s’apparentait à une volonté de censure de la part du préfet et du président du Conseil départemental, Jean-Pierre Barbier.
Réintégré, Gabriel Ullmann a depuis repris sa place dans un milieu, celui des commissaires enquêteurs, où les cartons rouges ne sont pas légion : la moyenne nationale des avis défavorables tourne autour de 2 %. Encore moins quand ils sont assortis de réserves sévères. Nommé récemment commissaire enquêteur sur le plan local d’urbanisme (PLU) de Voiron, Gabriel Ullmann s’est fendu de 17 recommandations et 17 réserves.
Forcément, les maitres d’ouvrage des projets, les collectivités et l’Etat ne voient pas vraiment d’un bon œil la désignation par le tribunal administratif, souverain, de Gabriel Ullmann comme commissaire enquêteur. Comme il est délicat d’interférer dans le judiciaire, on a créé, et surtout modelé, les commissions d’aptitude aux fonctions de commissaires enquêteurs. Ce sont elles qui valident et renouvellent les candidatures de ces experts indépendants tous les quatre ans. C’est elle qui en Isère, en 2018, a mis un coup d’arrêt aux décisions défavorables intempestives de Gabriel Ullmann en le radiant. L’avis défavorable, suivi un long feuilleton judiciaire avant l’annulation du projet, au Center Parcs de Roybon c’est lui. Il est le commissaire enquêteur qui a également rendu un avis défavorable à propos du projet de zone d’activité des Portes du Vercors, qui ne verra pas non plus le jour, obérant un autre éléphant blanc : celui du transport par câble de Grenoble – sur lequel on attend la décision du préfet.
On mesure toute l’importance de ces commissions d’aptitude présidées par le président du tribunal administratif, d’autant plus quand on se penche sur leur composition. On y trouve quatre représentants de l’Etat (désignés par le préfet), un maire (désigné par l’association des maires), un conseiller départemental (désigné par le Conseil départemental), deux personnalités qualifiées en matière de protection de l'environnement (désignées par le préfet) et, mais à titre de simple observateur, un commissaire enquêteur (désigné par le préfet).
Sur ses 9 membres, 6 sont désignés par le représentant de l’Etat.
Impartiale la commission d’aptitude ? Rajoutons que dans le cas d’Inspira, le préfet siégeait et siège toujours au comité stratégique du projet. En quelque sorte juge et partie. Etat de droit ou droit de l’Etat? L’une des deux personnalités qualifiées fût le représentant du Conseil Architecture Urbanisme Environnement, CAUE de l’Isère alors présidé par Christian Coigné3, vice-président du Conseil départemental et président d’Isère Aménagement, l’aménageur d’Inspira. Que les revenus du CAUE dépendent de la part départementale de la taxe d’aménagement votée chaque année par le Département achoppe également.
Christian Coigné était à l’époque également vice-président de l’association des maires de l’Isère, dont le représentant siégeait donc dans la commission de radiation. Sans que la question d’un éventuel déport, et notamment de Christian Coigné au vu des liens d’intérêts, ne soit un instant considéré.
“Il est constant qu’un des membres de la commission ayant pris la décision en litige et y siégeant en qualité de représentant du département de l’Isère était également le président de la société publique locale portant un important projet d’aménagement d’un site industrialo-portuaire sur le territoire des communes de Sablons et de Salaise-sur-Sanne pour lequel, à l’issue d’une enquête publique un avis défavorable avait été rendu par la commission chargée de cette enquête et présidée par M. Ullmann (…)”, pointe le tribunal administratif de Lyon dans sa décision rendue le 15 mai dernier.
La radiation illégale, l’Etat, et donc le contribuable, en est quitte pour régler la note de 77 000 euros 4. A minima. Car Gabriel Ullmann peut aussi envisager de déposer des recours indemnitaires pour les années où il n’a pas officié en tant que commissaire enquêteur, soit de 2021 à 2023.
En attendant, le projet Inspira suit son cours. Annulé par la justice, une nouvelle mouture est en train de voir le jour. Plus réduite et plus raisonnable, suivant en cela les critiques de la commission d’enquête en 2018 qui pointait un projet “trop gros, trop vite” ? L’Inspira nouvelle version, qui tient désormais compte des préconisations (jusqu’alors honnies) de la commission d’enquête, est prévu pour avancer par phases. L’histoire à ce stade ne dit pas jusqu’à où.
Mais en avril, le projet a été retenu sur la liste des cinquante sites industriels “clés en main” présentée par le gouvernement, mais surtout celle des sites “d'envergure nationale” exemptés du décompte sur l'artificialisation des sols (ZAN)... ce alors que la nappe alluviale est non seulement surexploitée mais aussi en déficit chronique.
De fait, le site est sur la route de l’axe fluvial Méditerranée-Rhône-Saône loué par Emmanuel Macron en décembre 2022 et par lequel transitera le transport de marchandises. Le “Grand port (en fait l’axe fluvial) remontera le sillon rhodanien pour acheminer les énergies, les marchandises vers la vallée de la chimie, au sud de Lyon, et permettra aussi de connecter l’Allemagne et son cœur de production”, avait vanté le chef de l’Etat lors de son déplacement à Marseille. Mais voilà, les géants industriels allemands quittent l’Allemagne, à l’instar de BASF qui vient d’investir 10 milliards d’euros en Chine pour y délocaliser une grande partie sa Verbund de Ludwigshafen…
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De quoi redonner des ailes à Inspira ? Dans son nouvel avis (le cinquième), l’autorité environnementale (AE) ne se dit toujours pas complètement convaincue, estimant que “le niveau d’enjeu retenu par le maître d’ouvrage pour les milieux naturels de l’île de la Platière n’est pas approprié”.
L’Ae recommande notamment de mieux lutter contre l’artificialisation des sols, alors que le projet est exempté de loi ZAN. Et de préciser “les responsabilités et engagements en matière de compensation des incidences sur les espèces et les milieux naturels, et d’accroître la pérennité des mesures compensatoires” alors que l’échec des mesures compensatoires sur la biodiversité est patent comme le montre une dernière étude.
Sachant que le projet de loi industrie verte prévoit aussi d’assouplir l’application des mesures de compensation environnementale… Et qu’un amendement à la loi d’orientation agricole, adopté en première lecture le 24 mai, prévoit de distinguer les “atteintes intentionnelles aux espèces protégées” des “actes de bonne foi”. Espèces protégées – l’Ae ne fait plus mention dans cet avis des espèces menacées – qui font partie des principaux enjeux environnementaux du projet Inspira.
C’est dans ce contexte que le tribunal administratif de Grenoble a désigné la commission d’enquête qui travaillera cet été sur Inspira 2. En 2018, ils étaient trois commissaires enquêteurs à se pencher sur ce dossier. En 2024, ce sont cinq commissaires enquêteurs, nombre peu courant d’autant plus sur un projet revu au moins dans un premier temps à la baisse, qui ont été nommés.
Décision rendue en première instance, qui peut être contestée en appel.
Avis défavorable unanime de la commission d’enquête le 27 juillet 2018.
Christian Coigné a été condamné à deux ans d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêt en appel en 2022.
Décision prise en l’encontre du préfet de l’Isère. A quelle s’ajoute une autre décision, à l’encontre du préfet de Savoie. Pour avoir mis en cause de manière personnelle et publique Gabriel Ullmann lors d’une réunion publique en 2017 consacré à un projet de réseau d’irrigation soumis à enquête en Savoie, l’Etat a été condamné à payer la somme de 1 000 euros.