[ Feuilleton ] UNITED NONSENSE
Un feuilleton, sans le génie d'un Flaubert, d'un Hugo ou d'un Maupassant. Mais un feuilleton de fiction quand même.
Vous marrez pas. Non, mais non! Vous marrez pas ! Huit ans, c’est pas une parenthèse et ça m’enchante pas ! Huit ans. Presque neuf. J’sais plus où j’suis, mais vous, vous allez le savoir.
United Nonsense, une fiction de Louis-Hervé Oswald. En exclusivité sur L’Eclaireur.
Avant propos
Aiku Dur
3 millions de morts
J’ai bien mangé
Je me réveille
Il fait soleil
Aiku réussi
La guerre coûte
La paix s’achète
Cher
Le leadership, c’est comme un suicide réussi : quelque chose qu’on fait, pas un truc dont on se vante. Toutes ces années, je n’ai pas rencontré beaucoup de suicidaires – prix Nobel de la paix ou criminels de guerre.
Moins 25° Celsius, Karl-Johanns Gate, à cinquante mètres du Storting, 4 h 30 du matin. Oslo enfile les crétins endimanchés qui sortent, raides séchés, des fêtes de Noël payées par leur employeur. Oslo enfile les crétins dans les queues de taxi, givrés jusqu’à l’os. Pas grave, avec 1,8 gramme dans le sang (moyenne nationale saisonnière), je te jure qu’on ne sent plus rien. Enfin, on sent suffisamment pour se raccrocher au souffle fumant des autres crétins de la queue de taxi en les interpellant – de la sympathie et de l’appartenance commune : tous égaux aux fêtes de Noël payées par les employeurs !
Ces queues, ça teste juste la possibilité de rétablir une hiérarchie fissa après la débauche d’égalité. Moins séché, plus séché… Pas de clopes, des clopes… Encore du Hjembrent1, plus une goutte de jaja… Un plan after puis s’envoyer un/une collègue de travail ou – quel con/conne ! – il est venu avec sa/son partenaire… Si t’es seul dans la queue, avec des clopes, du jaja, et un plan after chez toi avec plus de jaja et de clopes pour les queueistes au souffle desquels tu t’es le plus raccroché, t’es pas bon, t’es mieux.
Ma mission de maintien de l’ordre consiste ce soir à protéger chaque crétin dans les queues de taxi sur la place du Parlement. Chez nous, en Norvège, on y croit ferme à la capacité de la société de protéger les gens normaux mais séchés contre eux-mêmes. La société, pendant 2 minutes 48 secondes, seul, au chaud dans la voiture de patrouille, en plein centre, c’était moi. J’aurais préféré que ça dure un peu plus.
La portière gauche s’ouvre brutalement. J’en frissonne malgré les couches successives de ma tenue d’hiver. Tuva écrase son gros cul carré sur le siège du conducteur. Y a pas que la porte qu’elle claque :
– Per ! Tu bouges ton fion, fanken heller2 ! T’as pas vu le mec là-bas, avec le costard gris en train de pisser sur les portes du parlement ? Allez, on y va, braille-t-elle dans son dialecte rugueux de Trondheim, tout en tripotant le micro de son Motorola épinglé sur l’épaulette gauche de sa parka – histoire que le central prenne note et comptabilise cela dans sa grille d’évaluation personnelle, item « initiative dans le commandement ».
Tuva, chef de patrouille, décarre au pas course – enfin elle décarre à trois pas de course avant de jeter son buste par dessus le capot, regard exorbité et impérieux vers moi. Je sors à mon tour en manquant de me vautrer sur une bordure de trottoir émoussée par le gel. J’allais me rétablir seul, mais ça a été plus fort qu’elle : elle me rattrape par le col et me propulse d’un revers de coude dans la direction des portes du parlement. Pas de course. Jusqu’aux portes de la “Grande Chose”3 .
La neige gelée, deux paires de rangers qui la martèlent, et puis douze marches de pierre parfaitement dégivrées à gravir – résistances électriques incorporées à l’escalier. Notre course fait suffisamment de bruit pour que le crétin au costume gris se retourne, l’organe du délit toujours pissant. La surprise, sans doute, ou l’intention d’arrêter la lance, il pince mal. Son rayon d’action augmente. Il asperge d’urine des seins jusqu’au pubis Tuva qui n’avait atteint que la troisième marche parfaitement dégivrée du perron du parlement.
Elle bondit et lui refile une manchette à la gorge. Le crétin au costume gris s’affale, se pète l’arcade sourcilière gauche sur la 9eme marche parfaitement dégivrée, roule sur les marches inférieures tout aussi bien dégivrées pour finir par doucement s’échouer jusqu’à mes pieds, inconscient et ventre au sol.
– Putain, l’enculé ! Putain, il m’a pissé dessus ! Il m’a pissé dessus le con !
Tuva se jette à plat ventre au sol, en bas des marches, afin que l’urine chaude pénètre la neige gelée plutôt que sa parka. Un lombric bleu marine, gras, au cul carré, d’un mètre soixante huit, qui se contorsionne sur le ventre en éructant des obscénités. Je me suis retenu de lui dire que, puisque c’était de la neige gelée – aqueux le milieu – elle ramperait tout aussi bien le lendemain. Pas le lombric perdu sur l’asphalte d’un supermarché andalou en été à la mi-journée…
Moi, j’aurai pu me marrer. Mais un homme fin saoul, qui pisse le sang de l’arcade sourcilière et qui est inconscient ventre à terre par moins 25° Celsius, si je ne m’abuse, son espérance de pas avoir un gros problème d’hypothermie, c’est 15 minutes. Je me penche, l’attrape sous l’aisselle de la saignée de mon bras droit pour le relever. Le crétin au costume gris reste mou et poids mort. Je lève une de ses paupières – sa joue droite, ensanglantée, gèle déjà au sol – et y vais d’un coup de Maglite – pas de contraction de la pupille. Je me retrouve donc par moins 25° avec sur mon dos la polaire de ma tenue d’hiver, ayant recouvert le crétin au costume gris de ma parka sérigraphiée POLITI4 en grosses lettre blanches réfléchissantes.
– Hé, le mec, il ne réagit pas ! Tuva ! Le mec, il réagit pas, là… Ooooh Chef ! Il réagit pas, le mec, CHEF !
Fallu la double interpellation hiérarchique pour la faire réagir.
– Il est raide! éructe t–elle, frottant vigoureusement sa parka, qu’elle a fini par enlever, contre la croute de neige.
Je dégage les voies respiratoires du crétin au costume gris. Je ne vois pas sa langue. Index et majeur droit : je pars à la pêche et la ramène du fond de son larynx dans une position anatomiquement correcte. Sa respiration reprend, trop calme et accompagnée d’un léger ronflement. J’essaie de le retourner afin de prélever dans sa poche intérieure son portefeuille, histoire de prévenir la famille qu’il serait bientôt en route pour l’hôpital. Et là, il y a quelque chose qui coince. Je tire fermement et précautionneusement sur son épaule afin de le retourner complètement. Comme s’il était sujet à une déchirure, il repose dans un à-coup enfin sur son dos. Bouche à bouche. Le ronflement s’arrête.
Retour au commissariat, 06h30. Fin du tour de garde. Je passe au vestiaire pour me délester de ma tenue d’hiver puis file sous la douche avant de prendre le métro pour rentrer chez moi, en banlieue. C’est glauque, où j’habite, d’après ce qui se dit. Mais le bêton nécrosé rapproche tous ceux – l’immense majorité – qui tentent de circonscrire l’infection ; qui vivent bien et malgré tout dans ce kaléidoscope de fistules qui suinte le salpêtre, dans ce filet de fentes écartelées par les forceps du gel six mois pas an.
Dans cette empilement rationnel de l’espace – contraction architecturale délibérée qui me permettait de faire le mariole dans les soirées en clamant que j’habitais dans un big bang en devenir – je me sens plein. Je me sens complet. Pas eu ce sentiment depuis l’incident avec la bande de néonazis il y a 8 mois.
Ma douche prise, une serviette nouée sur les hanches, je retourne aux vestiaires. Pour des questions de non discrimination découlant la volonté de créer un esprit de corps en niant et altérité, et intimité, les vestiaires sont mixtes, même si les douches ne le sont pas. Tuva nue, son cul carré et sinué de vergetures, ses hanches imprenables, les deux pilons sur lesquels elle se meut dégoulinant d’eau… Et ses grandes lèves qui remontent jusqu’au somment de son mont de venus, telle une déchirure causée par un coup de couteau dans le flanc d’un pneu. Quelque chose de multicouche, avec une manière de tissage inextricable. Le flanc d’un pneu crevé d’un coup de couteau: la perspective du changement de roue irrite moins que le fait de voir, béant, l’intérieur du pneu, sa structure filandreuse à jour, dont rien n’explique la crevaison. Tuva est lesbienne et le revendique au nez de tous, surtout des hommes. J’appelle cela le principe Almodovar : tout à son obsession identitaire, on torture l’autre en ne laissant au spectateur que le choix du semblable.
Là, Tuva, nue, son pneu crevé de chatte à l’air, ses nibards qui déjà s’affalent, son cul en brique de Lego… Plus que je pouvais en supporter ce matin. J’ai enfoncé les écouteurs dans mes oreilles, sélectionné de la pulpe du pouce la reprise de Big Ball and the Great Idiot par The Anal Babes en m’arrangeant, pour que la dernière strophe du refrain –« bummer bitch, suck my dick » soit assourdie par le martyr que je faisais subir à mon casier d’acier, feignant de ne pas arriver à le verrouiller. Dans l’unique but de claquer sa porte, de remplir de bruit le vestiaire, pour marteler toute tentative de Tuva de m’adresser la parole.
Alcool illégal distillé maison
“Bordel de merde” en norvégien
“Stortinget”, nom du Parlement Norvégien, littéralement “la grande chose”
Police