[ Séparation des pouvoirs ] Justice en pantoufles
Le choix de l'ex-secrétaire d'Etat à l'enfance au poste de procureur de Créteil est un énième symptôme des liens incestueux qui lient pouvoir politique et autorité judiciaire en France.
L’Eclaireur vous entretenait le 20 février de ces parquets sans procureur. Ainsi, à Nanterre, le parquet n’a-t-il pas de procureur de la République à sa tête depuis octobre. Nanterre est l’un des plus gros parquets de France au sein duquel on se glorifiait en 2022 d’avoir, première mondiale, ouvert un pôle “Cold case” – chargé de rouvrir des affaires non élucidées. Pas de procureurs ? Ce ne sont pourtant pas les candidats qui manquent.
Alors que les procès d’une justice politique pleuvent régulièrement (François Fillon, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy etc), un nouvel épisode dans les nominations au sein de la haute magistrature est là pour rappeler que l’indépendance de la justice est une notion toute relative dans l’Hexagone. Et que le poids de la politique est loin d’être négligeable.
Rappelons que les procureurs sont nommés par le président de la République sur proposition du Garde des Sceaux après avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Avis que l’exécutif peut ne pas suivre. Or, le CSM a notamment pour rôle de garantir l'indépendance des magistrats de l'ordre judiciaire par rapport au pouvoir exécutif.
Petite digression à ce stade pour bien éclairer le sujet : en France, on distingue les magistrats du parquet, les procureurs, qui requièrent l’application de la loi débout des magistrats du siège, les juges, qui rendent leurs décisions assis. Les procureurs représentent le ministère public et interviennent pour défendre l’intérêt général en requérant des poursuites ou des sanctions lors des procès quand les juges tranchent les affaires qui leur sont soumises.
Autre différence et elle est de taille : à la différence des procureurs, les juges sont nommés sur proposition du Garde des Sceaux mais après avis conforme (et non un avis simple comme pour les procureurs) du CSM. Un candidat jugé non conforme par le CSM ne pourra être nommé et le ministère de la justice devra proposer un autre candidat.
On voit qu’au stade du processus de nomination que l’indépendance des uns ne vaut pas celle des autres. C’est peu ou prou la même chose dans le volet disciplinaire où le CSM est quasi-négligeable quand des sanctions sont ou doivent être infligées aux procureurs.
Le Conseil supérieur de la magistrature garant d’une totale indépendance de la justice ? Et bien non. Car, là aussi, il convient de se pencher sur le processus de nomination de ses membres.
Malgré la réforme constitutionnelle de 2008 – qui fait que le président de la République et le ministre de la justice ne président plus le CSM – le pouvoir politique n’a complètement coupé le cordon ombilical. Non seulement les juges sont en minorité – ce qui permet toutefois d’éviter les tentations corporatistes – mais le pouvoir garde la main sur les personnalités extérieures à la magistrature. Sur les huit membres du CSM, six sont nommées par le président de la République, le président de l'assemblée nationale et le président du sénat. Ce qui en matière d’autonomie pose question.
C’est peu dire que la volonté politique de couper le cordon n’y est pas. A trois reprises, en 1998, 2013 et 2018, des réformes qui visaient à renforcer le rôle et le poids du CSM sur les nominations ont échoué. En 1998, le projet avait été adopté à l’assemblée nationale et au sénat avant que la réunion du Congrès qui devait mettre un point final au processus soit annulée par Jacques Chirac. Même chose en 2013 : malgré une adoption par les deux assemblées, la convocation du Congrès n’a jamais suivi. En 2018, c’est le Covid qui a eu la peau de la réforme. Depuis, le pouvoir n’a plus, sur ce sujet comme bien d’autres, trouvé de fenêtre parlementaire.
C’est dans ce contexte où de plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer plus d’indépendance et où le pouvoir politique s’enferme dans sa tour d’ivoire, que la Chancellerie a retenu la candidature de Charlotte Caubel au poste de procureure à Créteil. Charlotte Caubel est magistrate de formation et a à ce titre occupé différents postes dans les tribunaux. Mais elle a aussi beaucoup navigué dans les ministères, comme conseillère juridique au ministère de l’Economie. Puis comme cheffe du pôle justice au cabinet du Premier ministre Edouard Philippe avant d’être nommée à la tête de l’éphémère – 18 mois – secrétariat d’Etat à l’enfance sous Elizabeth Borne.
Moyennant quoi elle a passé plus de temps dans les ministères que dans les tribunaux. Cela ne l’a visiblement pas empêché de coiffer au poteau les autres candidats – ils étaient dix-sept – pourtant beaucoup mieux classés qu’elle, comme l’explique Le Nouvel Obs. Et ce malgré le fait qu’elle n’avait pour elle ni l’ancienneté ni le grade requis.
Ces interférences du politique et cette porosité entre l’exécutif et le judiciaire ne sont pas nouvelles. Avant de rejoindre l’IGPN, l’ex-procureur de Créteil, celui qui pourrait laisser la place à Charlotte Caubel – il n’y a personne pour s’y opposer formellement – avait été conseiller justice de Jean Castex, premier ministre. Quant à Richard Ferrand, rappelons qu’il a rejoint au Conseil constitutionnel la procureure qui l’avait blanchi.
C’est ainsi qu’en France, la vie politique et judiciaire suit son cours. A l’“imprimeuse nécessité” (ce sont les mots de Rémy Heitz, procureur général de la Cour de cassation) de réformer le parquet pour lui donner plus d’indépendance, Gérald Darmanin a opposé une politique de fermeté et enjoint les procureurs à… davantage communiquer 1.
Démonstration à Grenoble où l’ex-procureur, Eric Vaillant, parti depuis à Caen sans qu’aucun remplaçant ne soit encore nommé à son poste, a mis en place une boucle WhatsApp destinée à alimenter les médias. Avec un double avantage : pour le parquet, communiquer de manière efficace et en masse (tous les médias locaux et nationaux y sont abonnés) et pour les médias, dont le rôle en matière de faits divers se borne de plus en plus à copier-coller les messages du procureur, à disposer d’un flux d’informations prêts à l’emploi.