Téléphérique express, démocratie express
Toute à sa précipitation à lancer sa saison de ski et son nouveau téléphérique, le maire des Deux-Alpes en oublie de rendre publiques ses décisions.
Habitants des Deux-Alpes qui souhaiteraient être informés de la gestion de votre commune de manière toute officielle, prière de patienter. Non seulement le “plan de mandat 2023-2026” déroule à plus de mi-parcours une belle page blanche mais vous ne saurez rien des dernières délibérations, prises par le conseil municipal : la publication des décisions s’arrête au 8 octobre 2024. Précisons que la publicité des délibérations et du procès-verbal des conseils municipaux est obligatoire, et ce dans la semaine qui suit sa tenue… Allô le préfet ?
Toute à sa précipitation à lancer sa saison d’hiver - et son nouveau téléphérique dont la commune n’a pas fini de payer la facture, elle s’est portée garant du crédit-bail à hauteur de près de 150 millions d’euros, article à lire ici – le maire des Deux Alpes a semble-t-il une conception très personnelle de la démocratie locale. Le 4 juin 2024, il s’est en tout cas octroyé certains pouvoirs. Ceux qui lui permettent de fixer seul, en se faisant déléguer les attributions du conseil municipal, les tarifs de stationnement dans la limite de 10 000 euros. Rappelons que la commune a décidé de rendre, non sans mal, le stationnement entièrement payant.
Le pouvoir également de souscrire des emprunts, avec pour seule limite les sommes inscrites au budget – ce plafond était de 5 millions d’euros dans la précédente mouture. Emprunts destinés au “financement des investissements prévus par le budget et aux opérations financières utiles à la gestion des emprunts”. Pour le détail, et notamment la possibilité qui est donné au maire, et au seul maire, sans débats ni même consulter l’assemblée municipale, d’octroyer des facilités de remboursement, voir la capture d’écran :
Aussitôt voté, aussitôt acté. Depuis, Stéphane Sauvebois a enchainé les prêts, que l’on peut retrouver listés dans la section “décisions du maire” des délibérations 2024, pour un montant total de 20,78 millions d’euros. Ça se passe comme ça aux Deux-Alpes. A ce titre, nous republions en accès libre notre article du 3 février.
Téléphérique express
Aux Deux Alpes, la nouvelle télécabine ne va pas aussi vite que vanté. Sa mise en service a visiblement été accélérée. Quitte à griller quelques étapes, notamment de sécurité.
La nouvelle télécabine des Deux Alpes, le 3S Jandri, est super rapide. Pensez, elle explose tous les records d’ascension. En 17 minutes, vous voilà propulsé à 3 200 mètres quand il en fallait 40 avec l’ancienne installation. Tout le monde a communiqué sur cet exploit, reprenant en boucle qui les vidéos de la société d’aménagement touristique de L’Alpe d’Huez (Sata) exploitant quasiment toutes les remontées mécaniques dans le massif, qui le discours de ses promoteurs.
Et tant pis si la réalité est toute autre.
Les 17 minutes, pur argument commercial fallacieux, ne sont non seulement pas tenues, mais ne pourront pas l’être jusqu’à nouvel ordre. Le transfert entre les deux tronçons du télécabine sur lequel la station pariait et pour lequel la gare intermédiaire a été remaniée afin de permettre aux skieurs de grimper jusqu’à 3 600 mètres d’une traite, est impossible. Arrivés à 2 600 mètres, les skieurs doivent descendre de cabine avec leur barda puis refaire la queue sur une quarantaine de mètres avant de remonter dans une nouvelle cabine qui, elle, fait la jonction avec le glacier.
Au prix où a grimpé la facture du télécabine – autour de 150 millions d’euros contre 65 millions prévus et peut-être bien 200 millions d’euros au final, l’installation n’étant pas achevée – il fallait bien trouver et surtout afficher une plus-value : ça sera le temps de trajet, vanté, répété, et repris en chœur par une presse que l’on n’hésite pas à dire qu’elle est achetée, donc vendue.
Rien de gratuit là-dedans. Offrir des forfaits de ski à l’année aux journalistes est une pratique courante des stations de sports d’hiver. Les invitations à venir passer des “after-work” informels avec cocktail dinatoire aux frais des exploitants aussi. La publicité pour les stations inonde les pages de la press journaux et les ondes des radios, dans les Alpes, les Pyrénées et même en Auvergne - quand ces médias ne disposent pas de supplément skis ou montagne vite devenus des pompes à pub/fric.
C’est ainsi qu’il aura fallu attendre des mois avant que Le Dauphiné libéré, France bleu et France 3 ne s’intéressent à l’ouverture d’une enquête judiciaire pour favoritisme aux Deux Alpes. Procédure qui vise, tenez donc, le contrat d’exploitation du domaine skiable confié à la Sata 1. Contrat dont l’épine dorsale est le…. 3S Jandri.
Les médias n’ont guère été plus curieux s’agissant des affres du financement de la télécabine – un crédit-bail bien parti pour plomber les comptes de la commune, déjà bien endettée. Même chose avec les péripéties du chantier du 3S : les pylônes, qui présentaient un risque d’usure anormal à long terme, ont dû être remplacés fissa par le constructeur, Poma. Nous vous renvoyons à ce sujet au dossier paru dans Le Postillon.
Précisons que d’après nos informations, les pylônes n’étaient pas suffisamment solides pour durer cinquante ans, temps d’exploitation estimé du 3S Jandri. Les mêmes problèmes d’usure des pylônes, causés par une mauvaise qualité des alliages, auraient été également constatés sur des chantiers à l’étranger.
La nouvelle tombe d’autant plus mal que Poma n’en finit pas d’aligner les déconvenues. Le téléphérique urbain aux portes de Grenoble, c’est Poma. Enfin, cela aurait dû être Poma puisque le projet, après celui du Funiflaine en Haute-Savoie, a été abandonné après 10 millions d’euros dépensés en études.
Cela n’a pas empêché le DL de militer ardemment pour sa cause en le nominant parmi les grands projets de l’année 2024 – et tant pis si toutes les procédures décidément bien enquiquinantes ne pointaient vers son annulation.
Pourquoi vous parle-t-on de tout ça ? Parce qu’on est tout simplement confrontés à un système qui depuis trop longtemps est fait de passe-droits, de petits arrangements et de renvois d’ascenseurs. Et qu’illustrent particulièrement bien les relations incestueuses qu’entretient le DL avec le puissant syndicat national des moniteurs de ski français (SNMSF) et sa filiale de l’Ecole du ski français (ESF), que contrôle dans une certaine mesure le maire d’Huez, qui n’est autre que le président de… la Sata.
Il se trouve que Jean-Yves Noyrey, que tout le monde présente comme étant le chef d’orchestre du ski en Oisans, a aussi un pied dans l’ESF et un autre dans le SNMSF ainsi qu’une oreille du côté de la région Auvergne Rhône-Alpes où officie le monsieur montagne de Laurent Wauquiez. Un certain Gilles Chabert, qui fut le patron de l’ESF, et qui siège au conseil d’administration du… Dauphiné libéré.
Pour boucler la boucle, on notera que la plate-forme de réservations de vacances au ski gérée par l’ESF, “Mon séjour en montagne”, est alimentée en contenu, sans que cela gêne qui que ce soit, par des journalistes du Dauphiné libéré. Localisée au siège du DL, elle est présidée par Eric Brèche, le président du SNMSF et dirigée par… Christophe Victor, le directeur général du Dauphiné libéré. Quant au directeur de la publication (de Mon séjour en montagne, pas du DL), il n’est autre que Jérémie Noyrey, le directeur adjoint de l’ESF et fils de Jean-Yves Noyrey, maire de l’Alpe d’Huez et président de la Sata… Résultat imparable en termes d’indépendance et d’honnêteté professionnelle de la rédaction du DL : les articles dédiés au ski un tant soit peu critiques fondent comme neige au soleil, comme l’a relaté Blast !
Certains ne sont tout simplement jamais traités. Vous ne trouverez rien par exemple sur l’affaire de cette jeune skieuse décédée dans des conditions troublantes sur les pistes de ski de l’Alpe d’Huez en 2009. Rien non plus sur la convocation de Jean-Yves Noyrey devant le tribunal correctionnel le 14 octobre prochain. Une délibération a pourtant été prise pour voter la protection fonctionnelle et explique tout à peu près bien 2 : le maire d’Huez est soupçonné d’avoir favorisé la société Laquet Tennis dans l’attribution d’un marché, celui de L’Île aux loisirs.
Serait-on aux Deux Alpes en présence d’une organisation de type mafieuse ? Attention à qui oserait brandir telle accusation. Un agent de la Sata en a d’après nos informations fait l’amère expérience, qui a récolté d’un blâme pour avoir osé dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Dans le même registre, la conseillère municipale d’opposition Agnès Argentier, dont c’est le rôle de poser des questions quand on parle d’argent public, a il y a quelques mois porté plainte après avoir été publiquement menacée par le bouillonnant directeur de la Sata.
Une procédure qui vient s’ajouter aux nombreuses autres, transmises au parquet de Grenoble, mais pas seulement. Le tribunal administratif a lui aussi été saisi d’un autre dossier aux Deux-Alpes : celui de la construction assez rocambolesque – sans autorisation – d’un parking dans le cadre de la mise en place du stationnement payant dans la station.
Autant de dossiers, sans compter les nombreux signalements – on doit en être à une cinquantaine – pour défaut de permis de construire, défaut d’autorisations diverses ou s’agissant de l’usage de voitures de fonction (liste non exhaustive) qui ont également été versés sur le bureau du préfet de l’Isère, où pas grand-chose semble se passer.
C’est dans ce contexte hautement riant, baignant dans un climat politique pour le moins tendu, qu’a été propulsé le 3S Jandri. Certes la télécabine de Poma est un équipement de haute volée unanimement salué pour sa technicité et son confort. C’est un bijou que s’est payé Les Deux Alpes : le Jandri est la remontée mécanique la plus chère des Alpes.
“C’est un DMC (l’ancienne installation, obsolète, NDLR) amélioré”, résume un ancien élu. Un représentant du personnel de la Sata aura cette formule qui résume assez bien le ressenti dans la station : “J'avais l'impression qu'on construisait une autoroute en Angola".
Le 3S aux Deux Alpes fait surtout figure de formidable démonstrateur pour Poma 3, qui compte bien en faire sa vitrine pour mieux le vendre à l’étranger. Quitte à mettre en garde : “Poma ne peut être forte à l'étranger que si elle l'est en France”, prévient son président Fabien Felli.
En attendant, rien n’a visiblement entravé la mise en œuvre du 3S. Des documents en notre possession montrent que tout a été fait pour l’expédier, alors que tout n’était pas complètement en règle. L’objectif étant d’être “prêt” pour le lancement de la saison de ski aux Deux-Alpes.
L’autorisation d’exploitation du premier tronçon a ainsi été accordée par le préfet le 29 novembre. Le lendemain, il ouvrait au public. Pour le second tronçon, il a fallu attendre le 6 décembre. Le 7, c’était ouvert. Mais impossible de raccorder les deux bouts : le transfert des cabines, soit la liaison entre les deux tronçons permettant de monter jusqu’au glacier d’une seule traite (les fameuses 17 minutes) est interdite en exploitation, dixit le préfet. Jusqu’à nouvel ordre, l’arrêté étant provisoire (il court jusqu’au 30 juin 2025) ? Quel impératif de sécurité impose que les skieurs descendent de cabine pour y remonter quelques dizaines de mètres plus loin ?
Questionnés à ce sujet, le maire des Deux Alpes comme la préfecture de l’Isère ne pipent mot. Reste que l’interdiction, pour le moins impérative telle que rédigée, ne s’embarrasse guère de conditions. Rien dans l’arrêté ne laisse penser qu’elle puisse être levée à plus ou moins long terme.
Autre curiosité, vraisemblablement à mettre au débit de la célérité à délivrer l’autorisation d’exploitation : l’usage du véhicule de maintenance est interdit dans l’attente d’un avis spécifique du service de contrôle. C’est sans doute pour les mêmes raisons, outre la découverte de “difficultés”, que le 3S n’a pas fait l’objet de tous les exercices d’évacuation requis avant son ouverture au public 4.
Ainsi donc, un télécabine de cette envergure, capable de transporter 3 000 skieurs à l’heure, n’a-t-il pas suivi tout le protocole de sécurité avant sa mise en service… Ce qui est un tantinet plus délicat dans le contexte actuel que de ne pas tenir les 17 minutes d’ascension promises.
Le 24 décembre, 240 personnes ont dû être évacuées d’un téléphérique dans la station de ski de Super Devoluy et 107 le même jour à La Norma. Le 18 janvier, trente personnes ont été blessées dans un accident de télésiège dans les Pyrénées espagnoles.
“Dans un tel contexte d’enjeux et de pressions politiques, les autorisations provisoires cela arrive, souligne un autre de nos interlocuteurs. Mais il ne faudra pas s’étonner s’il y a un problème d’évacuation sur cette installation qui n’est pas rodée. Sur un engin aussi emblématique, un peu hors normes, qui transporte des centaines de personnes en même temps, on se doit d’être au top. On ne devrait pas l’autoriser au moindre doute en matière de sécurité. Evacuer n’est jamais simple, surtout en montagne ”.
D’autant que le 20 janvier, on a frôlé la catastrophe au téléphérique de la Meije, équipement exploité par la Sata, dans les Haute-Alpes. Le câble sur lequel avait été découvert une avarie majeure en décembre, et qui devait être changé, a brutalement cédé, endommageant plusieurs pylônes.
Forcément, nombre questions se posent. Pourquoi aucun contrôle n’a-t-il permis de détecter l’avarie sur le câble plus tôt et pourquoi le câble a-t-il lâché si vite, en l’espace de moins d’un mois ? Le téléphérique de la Meije a-t-il pâti des moyens mis sur le 3S ? Pour résumer, la Sata a-t-elle les moyens de ses ambitions ?
“La Sata, c’est la grenouille qui veut être plus grosse que le bœuf (le bœuf étant la Compagnie des Alpes, ndlr)”, résume un autre de nos interlocuteurs.
Un exploitant qui vise, ou visait, haut. Avec l’ambition de rassembler au sein d’un même domaine, interconnecté au moyen de liaisons 5, les stations de L’Alpe d’Huez et des Deux-Alpes mais aussi La Grave et le glacier de la Meije via un 3e tronçon adjoint au téléphérique. Objectif : rivaliser avec le plus grands domaines savoyards, voire le téléphérique de l’Aiguille du midi. Cohérente sur le papier, la machine s’est grippée. La liaison entre L’Alpe d’Huez et Les Deux Alpes a été abandonnée. Quant au téléphérique la La Meije, son sort relève pour l’heure de l’urgence : ne pas hypothéquer cette nouvelle saison.
En attendant, dans l’Oisans, la machine est (re)lancée. Pas tant celle des remontées mécaniques ou des liaisons inter-stations que celle de l’immobilier. Si en Isère, la cote du neuf continue de grimper “malgré des niveaux de prix déjà élevés”(Morena Paget, notaire, dans les colonnes du Dauphiné libéré), cette offre immobilière se concentre principalement à L’Alpe d’Huez et aux Deux Alpes.
Car le lit, c’est le nerf de la guerre. “Mille lits, c’est 1,5 million de chiffre d’affaire en plus”, nous résumait un autre de nos interlocuteurs. La saison dernière, les stations de l'Oisans ont enregistré une belle fréquentation et un chiffre d’affaire “record” : + 15 %.
Alors que le maire des Deux Alpes se félicite d’avoir renoué avec une certaine dynamique, d’autres craignent que cette frénésie qui n’est autre qu’une fuite en avant transforme la commune en quelque chose entre un “parc d’attraction” et une “machine à cash”.
Fuite en avant ? Les clients, les stations vont les chercher de plus en plus loin. Ainsi, aujourd’hui, la moitié de la clientèle des Deux Alpes est étrangère. Pas forcément richissime. Beaucoup viennent de Serbie, de Bulgarie ou de Pologne, nous dit-on, démarchés par la Sata. Laquelle a depuis la saison dernière une nouvelle responsable commerciale et marketing : la fille du directeur.
Boite noire - En raison de l’ambiance, pour le moins tendue et avec des agents sous pression, sur la commune des Deux Alpes comme au sein de la Sata, nous avons fait le choix de l’anonymat pour tous nos interlocuteurs, même pour ceux qui ne le requéraient pas. Pour cet article comme pour les précédents, L’Eclaireur s’est basé sur des documents en sa possession et plusieurs témoignages et articles de presse (les sources sont citées). Précisons que nous n’avons pas sollicité la Sata, celle-ci ayant à plusieurs reprises répondu qu’elle ne nous… répondrait pas, non sans quelques injures au passage. La mairie des Deux Alpes n’a pas répondu à nos sollicitations, comme le préfet de l’Isère. Précisons également que le maire de L’Alpe d’Huez est le seul, dans le cadre d’articles précédents, à avoir toujours donné suite à nos sollicitations quand interpellé sur des affaires sur sa commune.
L’enquête est toujours en cours, confirmation du procureur adjoint de Grenoble François Touret-de-Coucy à L’Eclaireur.
La délibération accorde la protection fonctionnelle à Jean-Yves Noyrey s’agissant de cette affaire de marché public. Mais elle autorise aussi le financement par le budget communal de l’ensemble des frais engagés, par instance et par affaire. Laissant la porte ouverte à d’autres dossiers ?
Le 3S servira de “preuve par les faits”.
Extraits des deux arrêtés préfectoraux : “Sous dix jours, un exercice d’évacuation verticale devra être réalisé avec quatre cabines positionnées sur la portée située entre les pylônes 5 et 6” et “un plan d’évacuation vertical pour l’appareil doit être maintenu à jour conformément à la réglementation dans l’attente de la validation complète du principe de “récupération intégrée”. La récupération intégrée consiste à ramener les skieurs jusqu’à la gare avant évacuation.
Précisons que dans les arrêtés, ces deux points ne sont pas listés parmi les prescriptions qui justifient le caractère provisoire de l’avis conforme.
La liaison entre L’Alpe d’Huez et Les Deux Alpes a été abandonnée depuis.