[ FEUILLETON ] UNITED NONSENSE
Deuxième épisode de la fiction de Louis-Hervé Oswald, en exclusivité pour L'Eclaireur.
L’extérieur de l’étable à flics en batterie était désert quand je me suis pointé avec huit minutes de retard pour prendre ma garde de 19 h 30, après être passé au vestiaire chopper mon équipement d’intervention et de protection « personnel ». Je passe chez le planton retirer et signer ma feuille de patrouille – encore une nuit à partager l’espace confiné d’une voiture avec Tuva. Je m’engage dans l’escalier menant à la salle de briefing au premier étage. Un téléphone retentit. Le planton me hèle.
Je rebrousse chemin avec un soupir, sors une cigarette. Je la remets avec un second soupir dans le paquet quand le planton pointe son index gauche en direction du panneau « interdiction de fumer ». Le combiné collé à son oreille droite lui barrant le visage faisait contrepoint au pictogramme. La translation orthogonale me gonfle. Je m’approche du comptoir. Le planton raccroche, lance une main par-dessus son comptoir et m’arrache d’un geste preste la feuille de patrouille.
– Le chef veut vous voir.
– J’allais en salle de briefing, là. Elle doit bien y être, non ?
– Pas votre chef de patrouille, le grand chef.
– Lui ? Maintenant ?
– C’est tout ce que vous trouvez à dire ? lança t-il par-dessus ses lunettes, las.
Je reste planté là, en pensant que je m’en serais quand même bien grillée une avant. Le planton a lu dans mes pensées avant que je puisse tourner les talons.
– Maintenant, souffla t-il en arrachant consciencieusement, une à une, les pages agrafées d’un document.
Je me dirige vers les ascenseurs, mon pas couinant sur le sol vinyle bien ciré, rythmé par le raclement du papier que le planton introduit, feuille par feuille, dans la choucrouteuse. Le déchiquetage s’arrête – hasard ? – dès que je pénètre dans la cabine de l’ascenseur : en route pour le 7eme étage, celui de la direction, avec une certaine perplexité.
J’ai demandé il y a un mois une mutation au poste de Grorudalen1, où j’habite. L’argument principal avec lequel j’avais étayé cette demande et que je pensais assez irréfutable, est celui de la proximité. J’habite dans le quartier. Je connais son rythme, ses convulsions, ses points névralgiques, et bien sûr ses habitants. Plus encore, mais ça je ne pouvais pas l’écrire, j’aimais cette immense énergie en devenir.
Je voulais être là, pile à l’épicentre le jour où tout se contracterait, regarder la masse du quartier se concentrer sur ses fissures puis se dilater à l’infini, puis finir dans une gerbe d’humanité réelle – pas celle que nous feignons tous de faire montre, pas celle dont je me travestissais dans mon métier. Pourtant, c’était pour ça que je l’avais choisi ce métier : on m’avait toujours dit que j’aimais le paroxysme – j’avais traduit ça par l’humain. Je croyais naïvement que l’exercice de l’autorité discrétionnaire ne pouvait se concevoir sans ça. Il n’a pas fallu trois semaines d’école de police pour que non seulement on m’apprenne le contraire, mais également pour comprendre qu’on ne me laisserait jamais ce choix.
Ou bien alors serait-ce enfin ma candidature au E-Tjenesten2 qui avait été acceptée ?
Ou bien alors j’ai un sérieux problème. Un très sérieux problème. Le contrecoup de l’incident avec les néo-nazis…
J’en étais là de mes spéculations angoissées quand la secrétaire du Directeur de la Police d’Oslo me demanda de m’asseoir. Elle saisit son téléphone pour prévenir le grand patron de mon arrivée. Un homme affable, le directeur Willy Sörensen. Il venait de Trondheim, tout comme Tuva. Son crâne chauve, une finesse de traits sous une peau fine, des yeux gris dont la froideur était mitigée par de forts verres de myope, et sa voix étonnamment douce pour quelqu’un qui avait commencé sa carrière dans les prétoires comme avocat général ne le rendait pas sympathique pour autant. Juste affable. Un chat de race castré sûr de la possession et du contrôle inconditionnel de son territoire.
Dix-huit minutes d’attente. Puis la porte de Bureau s’ouvre et Willy Sörensen s’avance vers moi, la main tendue.
– Ha, Brigadier Tranksen ! Comment allez-vous ?
– Bien Monsieur le Directeur, je vous remercie
– Entrez, entrez donc. Je peux vous offrir une tasse de café et une viennoiserie ?
– Non Merci, Monsieur le directeur, cela fait un an que j’ai arrêté le café. Je préférerai du thé, si cela ne vous dérange pas trop
– Ho ! Ho ! Un nuitard comme vous qui arrête le café ? C’est rare ça ! Bah, vous avez raison, je devrais arrêter aussi mais à chacun ses petites manies. Vous, vous fumez si je me souviens bien, hein ?
– Oui, je fume
– Ça, en revanche, vous devriez arrêter ! Ne serait-ce que pour votre porte-monnaie. Non, parce qu’à 70 couronnes3 le paquet, et vu nos salaires mirobolants, hein, ce n’est pas comme ça que vous pourrez passer une semaine à Lanzarote cet hiver et nous revenir tout bronzé ! Thé vous m’avez dit ?
Willy Sörensen allume d’une chiquenaude la bouilloire électrique placée sur une console aux côtés d’une cafetière pleine, passe derrière son bureau, saisit un dossier, revient vers moi et me désigne le canapé deux places près de la baie vitrée.
– Je vous en prie, brigadier Tranksen, dit-il en prenant place dans le canapé d’en face, le dossier sur ses genoux.
Il ouvre la chemise et commence à compulser le dossier, se pinçant la lèvre inférieure entre le pouce et l’index. Il redresse la tête, me fixe droit dans les yeux un instant puis se fend d’un sourire.
– Bon ! Mon cher Per – pas de formalités, nous sommes entre nous, non ? Appelez moi Willy. Si je vous ai demandé de…
Clac ! La patte d’allumage de bouilloire l’interrompt. Il s’excuse, se lève, se verse une tasse de café, met un sachet de thé dans une deuxième, y verse l’eau bouillante et ramène le tout sur la table basse, repasse derrière son bureau et ouvre un petit placard pour en sortir un plateau de viennoiseries. J’ai le temps d’apercevoir une bouteille de Chivas, une autre de Rémy Martin, une troisième de Smirnov. Ça ne lui échappe pas.
– Et puis, pourquoi pas un petit coup, vu l’heure, on peut bien se le permettre ? Whisky ou Cognac ? Moi, je prendrais bien un petit cognac !
– Monsieur le Directeur, je suis en service et…
– Tatatata ! me coupa t-il. Si c’est moi qui vous l’offre, ne le refusez pas. Et appelez-moi Willy.
Il ajouta, sous couvert d’un regard chafouin :
– C’est tout de même moi le patron ici, je peux faire des entorses aux règles si et quand je le veux. Allez, alors, Per, ça sera quoi ?
– Comme vous, Monsieur le Directeur, un cognac, s’il vous plaît.
Il rempli deux verres ballons et se rassit
– A votre santé Per !
– A votre santé, Monsieur le Directeur
– Willy, je vous dis.
Cérémonial immuable du « Skaal » – chacun lève son verre, se regarde dans les yeux, boit une gorgée, se regarde à nouveau dans les yeux. Sörensen dépose son verre sur la table basse et se remet à compulser le dossier, toujours sa lèvre inférieure pincée entre le pouce et l’index gauche, mais cette fois en émettant des petits bruits de succion qui ne me laissent rien, mais alors rien présager de bon. Je vous le fous en mille : l’incident avec les néonazis. Et merde…
– Per, je suis embêté.
Il marque une pause et me sourit une nouvelle fois, sans aucun signe de contrition.
– Je suis vraiment très embêté
– Willy, si c’est pour le bouzin avec les néonazis…
– Non, ne vous faîtes pas de soucis pour ça, vous avez bien agi selon la procédure et j’estime personnellement que votre usage de la force a été parfaitement proportionné. J’ai d’ailleurs là le rapport de l’inspection générale des services qui vous a blanchi – que dis-je ! ils se félicitent de votre conduite. Exemplaire tout ça… On ne va tout même pas laisser une bande de débiles au crâne rasé casser du pakistanais comme ils l’entendent, tous salafistes fussent-ils ! Nous sommes une démocratie exemplaire, que diantre !
Putain, y a une couille majeure dans le radiateur mais alors laquelle ?
– Non, Per, je suis très embêté pour ce qui si c’est passé ce matin à…
Il tourne quelque pages, suis un texte de l’index puis poursuit :
– À, ce matin à 4 h 48, devant le Parlement.
– Mais je….
– Non, laissez moi finir, s’il vous plaît, interjette t-il doucement. J’ai là le rapport de votre chef de patrouille qui mentionne un incident avec un individu saoul qui urinait sur les portes du parlement et que le lieutenant Torgesen et vous avez appréhendé. Pourriez-vous m’en dire un peu plus ?
– Ecoutez, j’ai tout consigné dans mon rapport. L’individu était en état d’ébriété avancée et oui, il urinait contre les portes du parlement. Quand cet individu nous a entendu approcher, il s’est retourné et a uriné sur le lieutenant Torgesen, puis il a glissé, s’est ouvert l’arcade sourcilière et est tombé jusqu’en bas des marches. Il était inconscient, je l’ai retourné pour dégager ses voies respiratoires et me suis rendu compte qu’il avait avalé sa langue. Je l’ai ressortie, lui ai fait du bouche à bouche jusqu’à ce que sa respiration reprenne. Je l’ai mis en position de sécurité et nous avons attendu l’ambulance… Il va bien au moins ?
– Ses jours sont loin d’être en danger, je vous rassure. Quelques contusions – des bosses et des bleus, six points de suture…Bref, rien de bien méchant. Oui, ce qui m’embête, reprit-il, vous n’allez pas le croire mais je vous jure que c’est vrai… Ce qui m’embête c’est que l’individu, Tor Böllesen, outre le fait que ce soit le numéro 3 d’une de nos plus grosses entreprises d’armement, doit se marier avec la fille Blumenberg. La famille Blumenberg, vous connaissez ?
Difficile de ne pas connaître. Cette famille contrôlait quelque chose comme 40% de la capitalisation de la bourse d’Oslo. Des intérêts dans le saumon d’élevage, la grande distribution, le fret maritime, le parapétrolier, la construction navale, l’armement… Le grand-père fut l’un des rares juifs norvégiens rescapés des camps et avait bâti son empire financier en partant de la compensation versée par l’Etat après la guerre pour la spoliation des biens familiaux. Un vrai coriace, le grand-père. Grand contributeur à tous les partis politiques, à Israël et au « repeuplement » de la Norvège : il mettait son poids financier et politique dans la balance pour favoriser la restauration de sa communauté comme il l’avait connue avant l’occupation et Vidkun Qvisling. Un requin, mais un requin honorable parce qu’on ne peut reprocher à un requin sa nature, qu’il n’a jamais cherché à cacher. Mais je ne voyais toujours pas le putain de rapport…
– Voyez-vous Per Böllesen, sur les conseils de la famille Blumenberg, a porté plainte ce matin contre nous pour coups et blessures involontaires. J’avais deux avocats à huit heures du matin assis dans le même canapé que vous…
– Attendez là, le type était raide comme un passe-lacet, on s’est occupé de lui et on l’a empêché de s’étouffer ! Et Je ne vous parle même pas de l’hypothermie alors…
– Certes, certes, mais voyez-vous, en le retournant, vous lui avez, comment dirais-je ? apparemment arraché le prépuce… Je vous avez dit que vous n’aillez pas me croire… Ça a été constaté à son admission aux urgences comme le stipule le rapport de l’interne de service au triage. L’équipe de la scientifique que j’ai dépêché sur place a retrouvé son prépuce pris dans la glace sur le lieu de l’incident et…
– Mais merde! m’emporté-je, un prépuce contre une vie, ce n’est pas cher payé ! Et il porte plainte, ce connard !
– Tout doux, Per, tout doux. Vous vous doutez bien que les choses ne sont pas aussi simples que cela…
– Quoi ? On sauve la vie d’un grand bourgeois bourré et il vient nous emmerder pour un bout de peau à l’extrémité de sa queue qui serait encore là s’il n’avait pas pissé sur le parlement ?
– Per, calmez vous ! Il est parfaitement compréhensible que vous ne vous en soyez pas rendu compte sur le moment. Vous n’y êtes pour rien, je n’ai doute aucun là-dessus…
– Et le proc’ dit quoi ? La plainte pas recevable quand même !
– Voyez-vous, Per, je suis embêté… Böllesen a une ecchymose sur le côté droit du cou qui, d’après le corps médical, ne peut pas résulter d’une chute, mais d’un coup. Me dites-vous bien tout ?
Là, je comprends que je viens de me faire mettre avec de la paille de fer et du gravier. Ce gigot à l’ail de Tuva s’est défaussé sur moi. Choix toujours cornélien pour un flic : je me laisse enculer sans bouger le temps que les plaignants jouissent mais pas trop dans mon petit cul potelé, ou bien je dis la vérité et je deviens un paria à tout jamais parmi mes collègues. Jusqu’à la garde il l’a là, le brigadier Per Tranksen de Grorudalen, Oslo. Et moi qui voulais de la contraction, moi qui fantasmais sur le big bang, cette crampe-là n’aura pas fini de me réduire en peau de zob. Je fais mon siège d’instinct.
– Monsieur le Direct…
– Willy, je vous dis
– Willy, ok, d’accord…Après que Böllesen eu uriné sur Tuva – je veux dire le lieutenant Torgesen – elle lui a refilé une manchette à la gorge.
Sörrensen se gratta le pavillon de l’oreille gauche, avec un air encore plus embêté.
– Per, sachez que je ne mets pas votre parole en doute, je suis au fait du zèle parfois excessif du lieutenant Torgesen…
Il continuait à se gratter l’oreille. Je ne voyais que ce doigt qui parcourait les méandres de son pavillon, comme si s’était l’organe avec lequel il s’adressait à moi.
– Je ne pense pas que vous sériez correctement la manière dont se pose le problème. Non, laissez-moi finir, s’il vous plait !
Banlieue populaire au Nord-Est d’Oslo
Service de renseignement extérieur norvégien
Environ 15 euros