
La retranscription en français de ce podcast est à trouver plus bas.
Kanwal Sibal, président de l'Université Jawaharlal Nehru à New Dehli, ancien secrétaire général des affaires étrangères de la République d'Inde, partage avec nous sa vision de la marche du monde.
Kanwal Sibal est particulièrement bien placé, non pas pour donner des leçons mais pour nous éclairer, puisque qu’ayant été notamment ambassadeur en Egypte, en Russie et en France de 1998 à 2002, France où il débuta en 1968 sa carrière diplomatique. Il a vécu de l’intérieur le plus chaud de la guerre froide, l’illusoire hégémonie américaine, l’aussi illusoire néocolonialisme “globaliste” qui suivit la chute du mur, et l’embryon de ce qui allait devenir les BRICS.
Alors que l’UE à la dérive est en train de perdre le peu de crédibilité géostratégique qui lui restait du fait de postures et de politiques irrationnelles, Kanwal Sibal parle d’or.
Avec cette si délicate franchise indienne, serait-il en train de nous dire que nous, les Occidentaux, sommes des ullu da patha (littéralement des fils de hiboux, comprendre des imbéciles) ? Que nous serions incapables de ressentir le souffle du Qalandar alors que nous sommes si prônes à embrasser la version Indiana Jones de Kali ? Que nous avons cessé pour notre notre propre malheur d’essayer de comprendre le monde?
L’Inde, ce n’est pas nouveau, est un géant démographique. Elle est aujourd’hui un géant économique, industriel, scientifique, technologique et militaire. Bref, une puissance majeure qui persiste à ne pas dire son nom par refus de l’agressivité. Ils sont intrigants, ces 1,4 milliard d’amis non alignés.
Cessons donc les discussions de comptoirs - à Pondichéry ou ailleurs - et écoutons ce qu’on pense de nous, d’autant qu’en Inde on ne pense pas de mal du tout. Ils sont intrigants, ces 1,4 milliard d’amis non alignés, tout de même.
L'Éclaireur : Kanval Sibal, bonjour et merci infiniment de prendre le temps de me parler. Vous étiez à Moscou la semaine dernière. Quelle était l’ambiance dans la capitale russe ?
Kanwal Sibal : Tout semblait assez normal. J’ai participé à une conférence très bien fréquentée, avec un public impressionnant. Nous nous sommes promenés un peu, notamment dans des endroits que je connaissais déjà, comme la place Rouge et ses environs. Bien sûr, nous avons aussi traversé de larges pans de Moscou en voiture, car j’avais des rendez-vous un peu partout. On n’avait pas du tout l’impression qu’une guerre était en cours.
Cela dit, je dois noter que beaucoup de boutiques occidentales qui étaient présentes – par exemple dans le centre commercial GUM – ont fermé leurs portes. Les marques françaises et allemandes ont disparu. En revanche, la présence chinoise est très marquée dans ce même GUM. Quelques entreprises italiennes, que je ne connaissais pas auparavant, ont remplacé les sociétés occidentales qui sont parties.
Pour répondre à votre question, les restaurants sont pleins, les rues grouillent de monde. On m’a dit que les voitures chinoises avaient remplacé les allemandes et qu’on ne voyait plus de Mercedes, de BMW ou d’autres marques similaires. Mais j’ai été un peu surpris, car ce n’est pas tout à fait exact. J’ai vu beaucoup de voitures allemandes dans les rues, ainsi que des japonaises, comme Toyota.
En venant de l’aéroport, j’ai aussi remarqué, sur le côté droit de la route, une enfilade de concessionnaires automobiles. Aujourd’hui, presque tous les constructeurs occidentaux ont été remplacés par des showrooms de marques chinoises. Et comme cela faisait quelques années que je n’étais pas revenu, j’ai constaté une augmentation des immeubles modernes et des gratte-ciel, surtout entre l’aéroport et le centre-ville. Dans le quartier des affaires de Moscou, les tours sont plus nombreuses. Mais dans le cœur historique – là où se trouvent la place Rouge, le Bolchoï et les monuments emblématiques – rien ne semble avoir changé.
L'Éclaireur : La routine, dirais-je ! Quelle est votre opinion sur le chaos sanglant qui secoue l’Europe en ce moment ? Je veux dire, du point de vue indien – une perspective que, malheureusement, nous n’entendons pas assez en Europe, alors qu’elle me semble cruciale.
Kanwal Sibal : Franchement, il est très difficile de comprendre pourquoi l’Europe agit comme elle le fait. Pendant longtemps, et à juste titre jusqu’à récemment, l’Europe s’enorgueillissait d’avoir surmonté les inimitiés du passé. Elle était un havre de paix, une zone fondée sur des valeurs plutôt que sur des questions de sécurité. Les conflits internes entre pays européens avaient été largement résolus, les guerres et les rivalités historiques dépassées.
L’Europe se présentait au monde comme un modèle de paix, d’harmonie sociale et de bien-être, un pilier d’un ordre mondial stable. Mais aujourd’hui, cette image d’un continent pacifique n’a plus aucune crédibilité.